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LE LIVRE DE MA VIE

me lia d’amitié éblouie et familière avec ce qu’il y a de sublime et de modeste également dans l’univers. Je lui dois mes rêveries oppressantes jusqu’à la souffrance devant les ciels du soir et la lune songeuse, à qui nous adressions des prières chantées, comme aussi à la neige et au muguet. Je lui dois, à elle, souvent brutale et qui nous inculquait les vertus par boutades qui ébranlaient notre cœur, mon amitié et mon respect pour le pauvre et le mendiant, mon affection pour la petite ville avec son clocher, son auberge, son humble bijoutier et son épicerie ; mes relations passionnées et attentives avec les plantes, l’abeille, le colimaçon, les ablettes arrêtées dans la transparence de l’eau bleue du lac Léman.

Je dois à cette gouvernante sans tendresse, mais poétique, le bercement des contes de fées lus par elle à mon chevet, pendant les convalescences des maladies enfantines ; je lui dois enfin, en raison des chagrins qu’elle m’a fait éprouver, ce premier désordre violent dans la douleur qui augmente l’individu et le situe sur un sommet sensible, où, désormais, obéissant à l’habitude et surtout à l’instinct, il rejoint son lieu de crucifixion. Un soir où nos parents avaient fait venir d’Évian à la villa d’Amphion un prestidigitateur, je connus l’extase dispensée par ce qui jaillit et s’affirme sans déceler son origine, par les merveilles de la fantaisie aux libertés apparentes : colombes s’envolant d’un cha-