Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

41
LE LIVRE DE MA VIE

avec ses fortes épaules, ses bras d’athlète, que ne pourrait-il, par sa seule structure, contre une créature moins vigoureuse que lui ? » Et vous concluiez par ces paroles d’un accent sublime : « La nature, qui fait tout pour l’âme, ne fait rien pour le corps ! »

Enfin, j’aime en vous, avec une délectation qui permet de dédaigner toutes les amours, l’homme pareil à tous les hommes que vous fûtes aussi, dans l’appétit et la rage voluptueuse. Un homme pareil à tous les hommes, avec les supplications, les transes, la pâleur, l’indicible évasion frémissante, et dont une de vos maîtresses a pu dire, évoquant votre délire et vos pâmoisons confondus : « Il a bu mes larmes ! »

Ce qui est à l’origine de Bonaparte, c’est la réussite unique et consciente, c’est l’ambition à travers les siècles, non vaniteuse, non paresseuse, non dédaigneuse, mais attachée à un épuisant labeur, dirigée vers la connaissance de toutes choses, accordée avec cette phrase pathétique qui ennoblit par la témérité le sort misérable de l’individu sous un ciel sans Providence : « César pleura lorsqu’il vit la statue d’Alexandre… » La créature qui s’est donné pour tâche de tout modifier et reconstruire a d’abord remis au destin, comme suprême enjeu, un don sans réserve, le seul qui constitue l’homme : sa vie. Bonaparte, dès qu’il fut, ne cessa pas de consentir à mourir. Alors