Aller au contenu

Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

40
LE LIVRE DE MA VIE

plus tard célèbres sous le nom de Baudelaire :

Andromaque, je pense à vous !

J’aime en votre personne celui qui, sachant que sa divine figure ne lui appartient pas, surmonte son dégoût et sa lassitude de vivre, et, comprenant qu’il n’a pas droit à toutes les morts, n’hésite pas, en traversant la fiévreuse Provence où le menacent l’injure et la pendaison, à se déguiser, à paraître s’avilir, en dépit du cœur le plus altier qui jamais fut, parce qu’en votre chair était inscrit ce précepte sacré : « Je suis un homme que l’on tue, mais que l’on n’outrage pas. » Je révère en vous ce stoïque détachement des pires peines personnelles, qui vous faisait répéter, dans la misère pitoyable de Sainte-Hélène : « Mes malheurs ne sont point ici ! » En vous, je recueille indéfiniment le puissant soupir qui s’exhale de l’enfance démunie autant que du héros, et qui relie entre eux le faible, l’infirme, l’omnipotent. « Ah ! — confessiez-vous à Las-Cases, en méditant sur la fragile dignité de l’homme, — qu’importent la constance et la vigueur de la pensée ? Certes, rien ne l’enchaîne, elle nous rend libres, et, ici même, sur ce roc de feu, épié en tous mes mouvements, prisonnier que l’on tente d’humilier, j’échappe à mes persécuteurs, je ne leur appartiens pas, je m’évade par l’esprit, je suis où je veux ; mais voyez Novarraz, notre fidèle Espagnol Novarraz,