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INTRODUCTION

à la parcourir, j’ai vu se réduire si étroitement le lien tyrannique qui nous retient à l’existence, que je me suis sentie chanceler avec une préférence égale entre la vie et la mort. Comme on l’imagine bien, l’invincible commandement de la vie l’emportait, mais j’étais en dehors de cette décision ; je demeurais donc sans culpabilité, sans faiblesse, sans défaut envers l’extravagance.

La lumière me fit trébucher d’émerveillement dès mes premières années. J’ai élevé vers le soleil, dans le mutisme de l’impuissance enfantine, des prières bourdonnantes d’amour qui empruntaient leur encens à la sauge duvetée, aux plantureuses rhubarbes, aux acanthes pourprées des massifs du jardin paternel. Non seulement l’éclat du jour me tenait comme inclinée sous son irrésistible joug, mais, effrayée par la funèbre figure des nuits aux constellations insistantes, par cette tribu bohémienne des astres égarés et comme sans abri, je bénissais le feu captif des demeures, celui des lampes, celui de l’âtre. Au cours de mon adolescence, j’ai souvent épouvanté mes amis par le tranquille élan avec lequel je bousculais dans la cheminée, du bout d’une mince bottine ou d’un soulier doré le bois incandescent. Je m’avançais dans le foyer avec une absurde alacrité prononçant ces mots présomptueux, toujours sincères : « Le feu et moi, nous nous connaissons ! » Par ces imprudences spontanées furent roussis et consumés les précieux