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LE LIVRE DE MA VIE

Petite fille, j’ai, certes, goûté des moments de paradis à Amphion, dans l’allée des platanes étendant sur le lac une voûte de vertes feuilles ; dans l’allée des rosiers, où chaque arbuste, arrondi et gonflé de roses, laissait choir ses pétales lassés sur une bordure de sombres héliotropes ; je respirais avec prédilection le parfum de vanille qu’exhalent ces fleurs exiguës, grésillant et se réduisant au soleil, comme un charbon violet. Oui, ce fut là le paradis et je l’eusse trouvé plus satisfaisant encore si les framboises, mon fruit préféré, n’eussent pas fractionné l’enchantement qu’elles procuraient au goût par leurs multiples et embarrassants pépins ! Mais si je réfléchis, mon bonheur ne me paraissait complet que par cela même qu’il avait d’inachevé. J’attendais. Enfant installée dans un jardin d’avant Adam et Ève, je savais bien, innocemment, qu’il se révélerait à moi, le couple énigmatique pour qui l’univers semble créé et dont la mission est de perpétuer le sort hasardeux de l’homme dans l’inconnaissance de toute raison discernable et probablement dans l’absence de tout but éternel.

Ce sentiment de l’amour, qui constitue l’intérêt de la vie, a pour compagnon et pour ombre couchée à son côté le sentiment de la mort. Un après-