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LE LIVRE DE MA VIE

voyait enveloppées, prolongées par le bouquet dansant et doré des abeilles. Les pelouses accostaient le fin gravier du jardin, où les jardiniers, jeunes Savoyards placides aux regards de doux bétail, armés d’un râteau, remuaient et remettait en place les fins cailloux argentés. Je regardai le ciel. Non, l’oncle Jean, tel que le représentait un portrait imposant, encadré d’une large dorure et apposé sur l’andrinople d’un des salons d’Amphion, n’était pas au ciel.

L’oncle Jean, au visage busqué et bistré, aux yeux bons et renseignés, corpulent dans sa redingote close, les pieds posés sur un rouge tapis, et qui venait de mourir, chargé d’ans et d’honneurs en un palais doré de Moldavie, n’était pas au ciel. Il n’était pas volant dans ce net azur que je contemplais ; il n’était pas en déséquilibre dans l’espace de cette journée triomphale de juillet. Ses bottines, que le peintre avait scrupuleusement reproduites, ne foulaient pas l’altier et mol azur. Où l’oncle Jean aurait-il posé dans l’éther, bien au-dessus de ma tête songeuse, ses fermes chaussures ? Hélas ! ce trajet maladroit, cette ascension impossible, quelle accablante dérision !

Depuis ce jour — car l’enfant n’est pas logique, — j’ai, pendant longtemps, donné mon cœur aux croyances religieuses ; j’ai prié avec ferveur, avec délice ; j’ai fait des sacrifices et des vœux ; j’ai répandu l’eau bénite sur les images aimées qui