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LE LIVRE DE MA VIE

décoraient ma chambre : héros, musiciens, poètes, romanciers, — mais je n’ai pas cru que l’oncle Jean fût au ciel. J’ai goûté pieusement le pain safrané de l’église du village de Publier, paroisse d’Amphion, où l’indigence du presbytère, la soutane décolorée du curé, le verre de vin blanc modeste me ravissaient (car toujours le Paradis m’apparut pauvre, net, sans faste), — mais je n’ai pas cru que l’oncle Jean fût au ciel. La dignité paysanne des prêtres émouvait mon esprit, leur amitié m’était chère, je me pliais à leur loi, mais je ne crus pas à l’assomption d’un vieil homme de ma famille dans l’intact éther du jardin d’Amphion…

Malade à quinze ans, je fus envoyée, avec une institutrice dont je redoutais l’inopportune (et, plus tard, démente) désinvolture, à l’Ermitage des Voirons : altitude que l’on atteignait lentement par le train qui longeait le lac, s’arrêtait à Bons-Saint-Didier, et confiait ensuite son peu de voyageurs a quelques voitures destinées à gravir la montagne. L’attelage vigoureux et ennuyé dépensait son courage, au bruit de ses grelots, sur les routes hautes et tortueuses. Je souffrais du soleil vertical et du froid soudain que déversaient, de distance en distance, des groupes compacts de sévères sapins. Mais seuls les chevaux intéressaient la collectivité ; on nous faisait descendre de