Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/18

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pace avoient pourtant des habitants, qu’il seroit agréable de s’y reposer avec eux de toutes les tempêtes de la terre ! Quelle paix sans mélange à goûter dans cette région limpide qui n’est jamais agitée, qui n’est jamais privée du jour du soleil, et qui rit, lumineuse et paisible, au-dessus de nos ouragans comme au-dessus de nos misères ! Non, délicieuses vallées du ciel, m’écriai je en pleurant abondamment, Dieu ne vous a pas créées pour rester désertes, et je vous parcourrai un jour, les bras enlacés à ceux de mon père !

La conversation de Jean-François m’avoit laissé une impression dont je m’épouvantois de temps en temps ; la nature s’animoit pourtant sur mon passage, comme si ma sympathie pour elle avoit fait jaillir des êtres les plus insensibles quelque étincelle de divinité. Si j’avois été plus savant, j’aurois compris le panthéisme. Je l’inventois.

Mais j’obéissois aux conseils de mon père ; j’évitois même la conversation de Jean-François les Bas-Bleus, ou je ne m’approchois de lui que lorsqu’il s’alambiquoit dans une de ces phrases éternelles qui sembloient n’avoir pour objet que d’épouvanter la logique et d’épuiser le dictionnaire. Quant à Jean-François les Bas-Bleus, il ne me reconnoissoit pas, ou ne me témoignoit en aucune manière qu’il me distinguât des autres écoliers de mon âge, quoique j’eusse été le seul à les ramener, quand cela me convenoit, aux conversations suivies et aux définitions sensées.

Il s’étoit à peine passé un mois depuis que j’avois eu cet entretien avec le visionnaire, et, pour cette fois, je suis parfaitement sûr de la date. C’étoit le jour même où recommençoit l’année scolaire, après six semaines de vacances qui couraient depuis le 1er septembre, et par conséquent le 16 octobre 1793. Il étoit près de midi, et je revenois du collège plus gaiement que je n’y étois rentré, avec deux de mes camarades qui suivoient la même route pour retourner chez leurs parents, et qui