Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/291

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ses pieds. Ce n’est que sur la foi de la tradition et des monuments qu’on peut assurer qu’il a des sabots. Vous ne verrez Polichinelle ni dans les cafés ou les salons comme un grand homme ordinaire, ni à l’Opéra comme un souverain apprivoisé qui vient complaisamment, une fois par semaine, faire constater à la multitude son identité matérielle d’homme. Polichinelle entend mieux le décorum d’un pouvoir qui ne vit que par l’opinion. Il se tient sagement à son entresol au-dessus de toutes les têtes du peuple, et personne ne voudroit le voir à une autre place, tant celle-là est bien assortie à la commodité publique, et heureusement exposée à l’action des rayons visuels du spectateur. Polichinelle n’aspire point à occuper superbement le faîte d’une colonne, il sait trop comment on en tombe ; mais Polichinelle ne descendra de sa vie au rez-de-chaussée, comme Pierre de Provence, parce qu’il sait aussi que Polichinelle sur le pavé seroit à peine quelque chose de plus qu’un homme ; il ne seroit qu’une marionnette. Cette leçon de la philosophie de Polichinelle est si grave qu’on a vu des empires s’écrouler pour l’avoir laissée en oubli, et qu’on ne connoît aujourd’hui de systèmes politiques bien établis que ceux dans lesquels elle a passé en dogme, celui de l’empereur de la Chine, celui du grand Lama, et celui de Polichinelle.

Aussi est-il des sophistes (et il n’en manque pas dans ce temps de paradoxes) qui vous soutiendront hardiment que Polichinelle se perpétue de siècle en siècle, à la ressemblance du grand Lama, sous des formes toujours semblables, dans des individus toujours nouveaux, comme si la nature prodigue pouvoit incessamment fournir à la reproduction de Polichinelle ! Il y a près d’un demi-siècle, à mon grand regret, que je vois Polichinelle. Pendant tout ce temps-là, je n’ai guère vu que Polichinelle ; je n’ai guère médité que sur Polichinelle, et je le déclare dans la sincérité de ma conscience, non