Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/316

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ce sentiment s’atténue, il se perd dans la multitude ; il y a ici tout le rigorisme d’une proposition arithmétique et toute l’exigence d’un problème qui attend sa solution. Le cadavre est assis au banquet, comme aux fêtes des Égyptiens. Qu’un tyran qui pousse un million d’hommes à la conquête de la Grèce réfléchisse douloureusement sur le destin qu’aura subi avant un siècle cette brillante génération de soldats, vous le comprenez : et vous voulez que je me réjouisse à la table ronde où j’échange entre mes camarades de vie et d’habitudes un toast d’espérance et de plaisir, que dans un an je ne rendrai plus à tous, ou qui ne me sera plus porté par personne !

— Ma foi, docteur, lui dis-je, ce n’est pas moi qui serai si exigeant maintenant. Je passe condamnation sur tout ; mais je parierois cent contre un que vous n’aurez pas aussi bon marché de moi sur l’apparition d’une araignée après le soleil couché. J’avoue qu’une araignée est un animal fort désagréable à voir ; mais je suis un grand sot si l’heure y fait quelque chose.

— Attendez, répondit La Mettrie en riant ; ne faisons pas si légèrement les honneurs de notre esprit, et surtout ne pariez pas, car vous pourriez perdre. Le peuple est l’élève du temps passé, et la superstition en est la philosophie ; ils sont plus savants que vous et moi sur ces matières. — Vous n’ignorez pas que la nombreuse nation des araignées se distribue en différents corps d’arts et métiers, voués à des industries diverses, mais également hostiles, et parmi lesquels on distingue des filandières, qui saisissent leur proie dans des réseaux comme l’oiseleur, et des chasseresses, qui la poursuivent partout où elle peut se trouver, comme le chien courant ; celles-ci exécutent leurs évolutions dans la maison du pauvre à la piste des insectes nocturnes, et leur rencontre clandestine, aux heures de l’absence du soleil, n’a rien d’alarmant pour l’observateur. Il en est autrement de celles qui tendent leurs filets, pendant le jour, aux mouches