Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/356

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à sa malheureuse espèce. Il étoit intelligent. Il pressentit bientôt que les animaux irrités deviendroient dangereux pour lui. Il inventa des pièges pour traquer les imprudents et les maladroits, des amorces pour duper les foibles, des armes pour tuer les forts. Comme il tenoit surtout à se défendre, il s’entoura de palissades et de remparts.

Le nombre de ses enfants s’accroissant de jour en jour, il imagina d’élever leurs demeures au-dessus de la surface des basses terres. Il bâtit des étages sur des étages, il construisit les premières maisons, il fonda la première ville, que les Grecs ont appelée Biblos, par allusion au nom de Biblion, qu’ils donnoient au livre, et il est probable qu’ils firent ainsi pour représenter par un seul mot l’origine de toutes les calamités du monde. Cette ville fut la reine des peuples.

On ne sait rien d’ailleurs de son histoire, si ce n’est qu’elle vit danser les premiers baladins, approvisionner la première boucherie, et dresser le premier échafaud.

Les animaux s’effrayèrent en effet des accroissements de cette espèce ennemie qui avoit inventé la mort ; car, avant elle, la cessation de l’existence ne passoit que pour ce qu’elle est réellement, pour un sommeil plus long et plus doux que l’autre, qui arrivoit à son terme, et que chaque espèce alloit goûter à son tour dans un lieu retiré, au jour marqué par la nature.

Depuis l’avènement de l’homme, c’étoit autre chose. L’agneau manquoit au bêlement d’appel de sa mère, et, quand elle cherchoit à retrouver sa trace aux débris de ses toisons, elle flairait du sang sur les herbes à l’endroit où il avoit cessé de les brouter.

Elle se disoit : l’homme a passé là.

On s’assembla pour remédier aux malheurs qu’amenoit avec lui ce nouvel hôte de la création, destiné par un instinct fatal à en troubler l’harmonie. Et comme les idées les plus indulgentes prévaloient toujours dans le