Page:Nordau - Les mensonges conventionnels de notre civilisation, Alcan, 1897.djvu/20

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à une période plus rapprochée, au moyen âge ; mais le moyen âge qu’il nous peint avec de si éclatantes couleurs est aussi peu le vrai moyen âge historique, que l’état de nature de Rousseau est le véritable état de l’homme primitif. Dans les deux cas, il s’agit d’une création arbitraire de la fantaisie, construisant un monde artificiel par un procédé identique, par un contraste complet avec le monde existant. Dans les deux cas, il s’agit de la manifestation d’un même désir, soit conscient, soit instinctif : celui d’échapper à un présent insuffisant, avec l’idée que tout autre état doit être meilleur que l’état existant. En poursuivant les évolutions de cette tendance littéraire, nous arrivons au romantisme français, fils du romantisme allemand, et au mépris byronien du monde, mépris issu de la même famille. De la ligne byronienne descendent en Allemagne les poètes de la mélancolie, en Russie Pouchkine, en France Musset, en Italie Leopardi. Tous ont pour trait commun le mécontentement tragique du monde réel. Celui-ci l’exprime en plaintes émues, celui-là en amère moquerie contre lui-même, cet autre en aspirations exaltées vers un état meilleur.

Et la littérature allemande de notre génération, les œuvres des vingt dernières années, sont-elles autre chose qu’une tentative d’échapper au présent et ses contrariétés ? Le public réclame des romans et des poésies qui l’entretiennent de pays éloignés et d’époques aussi reculées que possible. Il lit avidement les tableaux de l’ancienne vie germanique sortis de la plume de Gustave Freytag et de Félix Dahn, les chants moyen âge de Scheffel et de ses maladroits imitateurs, les récits égyptiens, corinthiens et romains d’Ebers et d’Eckstein : s’il accueille par hasard avec faveur un livre traitant un sujet moderne, ce livre doit se recommander par un idéalisme faux, une