Page:Nordau - Les mensonges conventionnels de notre civilisation, Alcan, 1897.djvu/22

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ment. Il s’attache aux côtés les plus laids et les plus ; désolants de la civilisation, notamment de celle des grandes villes ; il s’efforce de montrer partout la corruption, la souffrance, le manque de consistance morale, l’homme moribond et la société agonisante. À la fin de chaque livre inspiré par cette tendance, une voix triste semble murmurer cette phrase qui revient avec une uniformité fatigante : « Tu le vois, lecteur mis à la torture, cette vie décrite ici avec une exactitude impitoyable ne mérite vraiment pas d’être vécue. » Telle est la thèse dont chaque production de la littérature naturaliste doit faire la preuve ; elle est son point de départ et sa conclusion. Elle ne diffère pas de la thèse sur laquelle s’appuie le faux idéalisme de la littérature allemande et de la littérature anglaise. Les deux tendances, loin de marcher à l’encontre l’une de l’autre, conduisent au même but. Le naturalisme énonce les prémisses, dont l’idéalisme tire la conclusion. Celui-là dit : « L’état actuel de choses est intolérable. » Celui-ci ajoute : « En ce cas, qu’il disparaisse ! Cherchons à l’oublier un instant, en nous représentant en rêve l’état idéal et consolant dont je fais passer la fantasmagorie sous les yeux de mes lecteurs. » Le philistin ému appelle « noble poête » l’écrivain qui chante en vers enthousiastes la vie joyeuse des gens insouciants, les gracieuses vierges au cœur plein d’amour et tenant des lis dans leurs mains, les aventures des châteaux sur les pics embrasés par les feux de l’aurore. Eh bien ! ce « poète » n’est que l’antinomie complémentaire de cet autre écrivain qui fouille de sa plume, comme avec un croc, tous les bourbiers, et pour lequel le même philistin n’a pas assez de mépris.

Je me suis arrêté un peu longuement à la littérature, parce qu’elle est en définitive l’expression la plus variée et la plus complète de la vie intellectuelle d’une époque.