Aller au contenu

Page:Nordau - Les mensonges conventionnels de notre civilisation, Alcan, 1897.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais toutes les autres manifestations de la pensée humaine de notre temps offrent des traits semblables. Nous voyons toujours et partout l’inquiétude, l’amertume, le mécontentement se traduire chez les uns en douleur ou en colère, et aller chez les autres jusqu’au vif désir d’un changement complet d’existence. Autrefois, les arts plastiques avaient pour but la reproduction du beau ; le peintre et le sculpteur rendaient seulement les aspects agréables du monde et de la vie. Quand Phidias sculpte son Jupiter, quand Raphaël peint sa Madone, leur main est guidée par une admiration naïve de la forme humaine. Ils contemplaient avec joie et satisfaction les productions de la nature, et quand leur sentiment délicat leur y montrait une légère imperfection, ils se hâtaient de la faire disparaître d’une main discrète, c’est-à-dire d’une main qui atténue et idéalise. L’art actuel ne connaît ni cette admiration naïve ni cette joie. Il examine la nature d’un œil méfiant, d’un regard méchant, exercé à découvrir particulièrement les défauts et les laideurs ; il s’arrête, sous prétexte de vérité, à toutes les défectuosités de l’objet ; il les exagère involontairement en les accentuant. Je dis sous prétexte de vérité, car la vérité elle-même est au-dessus de nos moyens. L’artiste, en effet, reproduit nécessairement l’objet comme il le voit et le sent personnellement ; le laid casseur de pierres de Courbet est aussi subjectif et aussi loin, en sens opposé, de la vérité absolue, que la charmante Mona Lisa de Léonard de Vinci, pour laquelle Vasari s’enthousiasme précisément à cause de sa ressemblance avec la nature. Là même où l’art moderne ne peut s’empêcher de reconnaître la beauté et de lui payer tribut en la copiant, il cherche à la souiller en y mêlant l’idée que la forme noble et pure sert à des buts peu élevés et qui la profanent. Le corps nu de la femme est outragé dans sa majesté par des