Page:Octave Mirbeau - Dingo - Fasquelle 1913.djvu/37

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tous les promeneurs que nous rencontrions, il semblait dire, en flairant leurs mollets : « Bonjour, Monsieur… Bonjour, Madame… Bonjour, Mademoiselle. » Nulle incongruité nulle part. Sa bonne humeur amicale, son urbanité faisaient sensation parmi les chiens, à qui, sans restriction de race et de sexe, il prodiguait abondamment les gestes courtois que vous savez, qui sans doute sont de tous les pays, comme l’amour… Une seule chose m’inquiétait. Comment nourrir cet ichtyophage ? Je ne suis pas avare et ne mesure la nourriture à personne. J’avoue pourtant que l’idée de ne servir à ce monsieur que de la carpe ou du saumon m’ennuyait un peu… « Bah ! me disais-je, tout cela s’arrangera. » Comme nous passions dans Old Bond street, devant un de ces magnifiques étalages à poisson qui sont l’orgueil de Londres, comme les architectures de saucisses et de jambons sont l’orgueil des cités allemandes, je ressentis tout à coup au poignet et dans le bras une secousse violente, si violente que je crus qu’on me les arrachait. Je poussai un cri de douleur. Et, dans le même temps, car j’avais lâché la chaîne, je vis mon chien qui avait bondi sur l’étal, entre deux icebergs de belle glace blanche, engueuler, telle une plume, un gigantesque saumon d’au moins trente livres, s’enfuir, disparaître avec sa proie,