Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/481

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
425
BORDS DU RHIN

encore raconté à personne… Si, à Rodin… je l’ai raconté à notre ami Rodin, un jour que j’étais allé dans sa petite maison du boulevard d’Italie, voir une esquisse de son Balzac… Eh bien, promettez-moi que ce que je vais vous dire, vous ne l’écrirez pas, du moins que vous ne l’écrirez pas, moi vivant ?… Après… ma foi !… ce que vous voudrez…

Un peu timide, un peu gêné, il ajouta :

— Il est bon, peut-être, qu’on sache, un jour… ce qui est arrivé…

Et il poursuivit :

— Dans la matinée du 18, Nacquart revint. Il resta plus d’une heure au chevet de son ami… Balzac étouffait… Pourtant, entre ses étouffements, il put demander à Nacquart : « Dites-moi la vérité… Où en suis-je ? » Nacquart hésita… Enfin, il répondit : « Vous avez l’âme forte… Je vais vous dire la vérité… Vous êtes perdu. » Balzac eut une légère crispation de la face ; ses doigts égratignèrent la toile du drap… Il fit simplement : « Ah !… » Puis, un peu après : « Quand dois-je mourir ? » Les yeux pleins de larmes, le médecin répliqua : « Vous ne passerez peut-être pas la nuit. » Et ils se turent… En dépit de ses souffrances, Balzac semblait réfléchir profondément… Tout à coup, il regarda Nacquart, le regarda longtemps, avec une sorte de sourire résigné, où il y avait pourtant comme un reproche. Et il dit, dans l’intervalle de ses halètements : « Ah ! oui !… Je sais… Il me faudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait, lui ! » Son orgueil de créateur ne faiblissait pas devant la mort. Toute sa foi dans son œuvre, il l’affirmait encore dans ces derniers mots, qu’il prononça avec une conviction sublime : « Il me faudrait Bianchon ! »… À partir de ce moment, la crise s’atténua,