Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/44

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laient, çà et là, parmi des choses déchiquetées et jonchant le carrelage du plancher. Je n’attachai pas, d’abord, à ce désordre des objets une idée autre que celle du désordre lui-même…

Je commençai par ramener sur le ventre nu de la vieille femme sa chemise roulée, déchirée et sanglante, et, prenant le cadavre dans mes bras, la face, la poitrine, les mains barbouillées de sang visqueux, je m’ingéniai à le soulever, à le traîner, afin de pouvoir le déposer sur le lit… Deux fois, je le laissai retomber avec un bruit sourd… Ploc !…

— Je veux en avoir le cœur net… je veux en avoir le cœur net !… chantait en moi la voix de plus en plus obstinée.

Et, comme, pour la troisième fois, je tentais d’enserrer le cadavre trop lourd pour mes bras débiles, une main, tout à coup, se posa sur mon épaule, pesamment.

Je poussai un cri et me retournai… Et je vis deux yeux féroces et gouailleurs, une barbe sale, une bouche ignoblement tombante, la bouche, la barbe, les yeux de mon voisin, le camelot…

— Ah !… ah !… fit-il, je t’y pince ! Qu’est-ce que tu fais ici ?…

L’étonnement ne me permit pas de parler, l’étonnement, seul, car je n’imaginais rien au delà de cette présence, et je n’en redoutais rien d’autre que la propre terreur qu’elle dégageait :

— Qu’est-ce que tu fais ici ? répéta-t-il.

— Je ne sais pas !… balbutiai-je.

— Ah ! tu ne sais pas ! Elle est bonne !

Et il me secouait rudement par les épaules. Il était en chemise, lui aussi, avec les jambes nues, des jambes couvertes de poils.

— Pourquoi es-tu ici ?

Alors, ne sachant ce que je répondais, je répondis sur l’air de la chanson, qui chantait en moi :

— Je voulais en avoir le cœur net !

— Ah ! tu voulais en avoir le cœur net !… Eh bien… attends un peu !…

M’ayant lâché, il sortit, referma la porte. Et j’entendis aussitôt la voix qui retentissait dans l’escalier.