Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/225

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pourrait me devenir un compagnon fidèle et utile.

Ici, je suis très seul, trop seul, et, hormis le temps des repas et les courtes heures où je lis le Petit Journal, je m’ennuie. Je m’ennuie immensément. Tous les gens qui m’entourent sont — socialement parlant — ou trop au-dessus de moi, ou trop au-dessous. Chose curieuse, il n’en est pas un seul avec qui je sois — comment dire cela ? — de plain-pied. Pas un avec qui j’aurais plaisir à me lier. Il n’y a pas un commerçant retiré des affaires, pas un fonctionnaire retraité, pas même un ancien capitaine d’infanterie, personne enfin, dont l’intelligence, la conception de la vie, la moralité et les goûts soient équivalents des miens. Des paysans qui me détestent et me jalousent, des gros bourgeois qui méprisent ma médiocrité, des grands seigneurs qui m’éclaboussent de leur luxe, voilà ce dont se compose ce petit village extraordinaire où je vis. Je n’ai pas d’autres ressources intellectuelles que moi-même, et l’on avouera que c’est dur, l’hiver surtout, où les nuits sont si longues, à la campagne. Et les bêtes, me direz-vous ? Les bêtes sont une compagnie délicieuse. Eh bien ! parlons-en. Les chiens ? On me les vole. Les chats ? On me les mange. J’ai eu un moufflon, oui, un moufflon. Il était affectueux et drôle. Il est mort de s’être, un jour de gelée blanche, trop gavé de luzerne. Vraiment, en ce village, je suis