Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/104

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c’était vouloir ruiner leur patrie, et rendre leur position plus fâcheuse. Ils leur représentèrent que le peuple l’emportait de beaucoup sur eux, par le nombre, les richesses et la violence de son ressentiment ; que cette noblesse par laquelle ils se croyaient supérieurs aux autres, n’était, quand on en venait à manier le fer, qu’un vain nom et une arme impuissante pour se défendre contre tant d’ennemis. D’un autre côté, ces médiateurs répétaient au peuple qu’il n’était point prudent de porter à l’extrême le désir o de la victoire, ni de réduire les hommes au désespoir, parce que celui qui n’espère plus le bien ne craint point le mal ; qu’ils devaient se rappeler que Florence était redevable à cette noblesse de la gloire qu’elle avait acquise dans les combats ; qu’il n’était donc ni convenable ni juste de la persécuter avec tant d’acharnement ; que les nobles Consentaient à n’être point admis dans la magistrature suprême, mais ne pouvaient souffrir que les nouvelles lois donnassent à chacun le pouvoir de les chasser de leur patrie ; que l’on devait mitiger ces lois, et les engager, par ce moyen, à déposer les armes ; et qu’il ne fallait point se fier sur le nombre pour tenter le sort d’une bataille, parce que l’on avait souvent vu la plus petite armée triompher de la plus nombreuse. Dans le peuple, les avis étaient partagés : plusieurs voulaient que l’on en vint aux mains. Ils disaient que l’on serait un jour réduit à ce parti extrême ; qu’il valait mieux le prendre sur-le-champ que d’attendre que les ennemis fussent plus puissans; que si l’on croyait les satisfaire ne mitigeant les lois, il faudrait y consentir; mais que leur orgueil était si grand qu’ils ne déposeraient jamais les armes, à moins qu’ils n’y fussent contraints par la force. Beaucoup d’autres plus sages et d’un esprit plus paisible pensaient qu’il n’y avait pas de danger à tempérer la rigueur des lois, mais qu’il y en avait un très-grand à engager le combat. Leur opinion prévalut, et il fut décidé que l’on aurait besoin de témoins pour accuser les nobles.

Chaque parti mit bas les armes, mais conserva son ressentiment, et chercha à se fortifier en élevant des tours et faisant d’autres préparatifs de guerre. Le peuple réorganisa le gouvernement, et diminua le nombre des seigneurs, parce qu’ils avaient été favorables aux nobles. Les principaux de ceux qu’il conserva, furent les Mancini, les Magalotti, les Altoviti, les Peruni, et les Cerretani. L’état étant ainsi réglé, on construisit, en 1298, un palais pour loger la Seigneurie avec plus de magnificence et de sûreté. On y ajouta une place, en rasant des maisons qui avaient appartenu aux Uberti. On commença en même temps les prisons publiques. Ces édifices furent finis en peu d’années. Notre ville remplie d’habitants, de richesses, et au comble de la gloire, ne fut jamais dans une position plus élevée et plus heureuse. Elle avait dans son sein trente mille citoyens capables de porter les armes, et soixante-dix mille dans la campagne. Toute la Toscane reconnaissait son pouvoir, comme sujette ou comme alliée. Quoiqu’il y eût entre les nobles et le peuple quelques plaintes et quelques soupçons, ces nuages passagers ne produisaient point de tempête fâcheuse, et chacun vivait en paix. Cette union, si elle n’eût pas été troublée par des discordes intérieures, n’aurait eu rien à craindre du dehors. Florence en était venue au point de ne plus redouter ni l’Empire, ni ceux qu’elle avait bannis ; ses forces pouvaient tenir tête à tous les états de l’Italie ; mais elle se fit, de ses propres mains, le mal que les étrangers ne pouvaient lui faire.

Parmi les familles de Florence les plus puissantes par leur richesse, leur noblesse et le nombre d’hommes dont elles disposaient, deux étaient surtout distinguées, les Donati et les Cerchi. Voisins à la ville et à la campagne, ils avaient eu quelques différends qui n’avaient pas été assez graves pour en venir aux mains. Peut-être n’auraient-ils pas eu de suites bien considérables, si de nouvelles causes n’eussent augmenté leur ressentiment. La famille des Cancellieri était une des premières de Pistoia. Loré fils de Guillaume, et Geri fils de Bertacca, tous les deux de cette maison, jouant un jour ensemble, se disputèrent ; il arriva même que Geri fut blessé légèrement par Loré. Cet accident fit de la peine à Guillaume ; mais il augmenta le mal, en croyant y remédier, par un témoignage de regret et de soumission. Il commanda à son