Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/391

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provinces, à revenir cultiver son champ ; car il aurait pu gagner chaque jour beaucoup plus que ne valait le fonds même de tout son héri- tage.

Mais ces hommes vertueux, qui ne faisaient pas de la guerre leur unique profession, n’en voulaient retirer que des fatigues, des périls et de la gloire ; et une fois chargés de ce précieux butin, ilsn’aspiraient qu’à retourner dans leurs foyers pour y vivre de leur profession accou- tumée. La conduite des simples soldats paraît avoir été la même. Ils quittaient et reprenaient cet exercice sans peine. N’étaient-ils point sous les armes, ils s’enrôlaient volontiers. Etaient- ils engagés, ils ne demandaient pas mieux que d’avoir leur congé.

Je pourrais appuyer celte vérité de mille exemples ; mais je ne citerai qu’un fait : c’est qu’un des plus grands priviléges que le peuple romain accordait à un citoyen était de n’être pas forcé de servir contre sa volonté. Aussi, pendant les beaux jours de Rome, qui durèrent jusqu’aux Gracques, jamais il n’y eut un s0l- dat qui fit de la guerre son métier ; et cependant on ne compta dans leurs armées qu’un très- petit nombre de mauvais sujets, qui tous étaient sévèrement punis. Un état bien con- stitué doit donc ordonner aux citoyens l’art de la guerre comme un exercice, un objet d’étude pendant la paix, et, pendant la guerre, comme un objet de nécessité et une occasion d’acqué- rir de la gloire, mais c’est au gouvernement seul, ainsi que le pratiqua celui de Rome, à l’exercer comme métier. Tout particulier qui a un autre but dans l’exercice de la guerre est un mauvais citoyen ; tout élat qui se gouverne par d’autres principes est un état mal con- stitué.

Cos. Je suis pleinement satisfait de tout ce que vous venez de dire, et j’aime fort votre conclusion ; mais je crois qu’elle n’est vraie que pour les républiques. [1 me semble qu’il serait difficile de l’appliquer aux monarchies. Je suis porté à croire qu’un roi doit aimer à s’environner d’hommes uniquement occupés de la guerre.

Fasr. Non sans doute. Une monarchie bien constituée doit au contraire, éviter de tou- tes ses forces un pareil ordre de choses, qui ne sert qu’à corrompie son roi et à créer des agents de la tyrannie. Et ne me parlez pas des monarchies actuelles ; car je vous répondrai qu’il n’y en a pas une de bien constituée. Une monarchie bien constituée ne donne pas à son roi une autorité sans bornes, sinon dans les armées. Là seulement on a besoin de prendre son parti sur-le-champ, et il ne faut pour cela qu’une seule volonté. Mais, dans tout le reste, un roi ne duit rien faire sans un conseil, et ce cunseil doit craindre qu’il n’y ait auprès du monarque une classe d’hommes qui, pendant la paix, désire constamment la guerre, parce que sans la guerre elle ne peut vivre.

Mais je veux un peu m’étenire à cet égard, et raisonner, non pas d’après une monarchie parfaite, mais seulement d’après une des mo- narchies qui existent aujourd’hui ; et je soutiens que, dans ce cas-là même, un roi doit redouter ceux qui n’ont d’autre métier que crlui des armes. 11 est hors de doute que la force d’une armée est dans l’infanterie ; et si un roi n’or- ganise pas son armée de manière qu’en temps de paix l’infanterie désire retourner dans ses foyers pour excrcer ses professions res- pectives, ce roi est perdu. L’infanteriela plus dangereuse est celle qui n’a d’autre métier que la guerre, car un roi qui s’en est une fo s servi est forcé, ou de faire toujours la guerre, ou de la payer toujours, ou de courir le risque de se voir dépouillé de ses états. Faire toujours la guerre est impossible ; la payer toujours ne l’est pas moins : il nr reste que le danger de perdre ses états. Aussi les Romains, tant qu’ils conser- vérent leur sagesse et leur vertu, ne permirent jamais, comme je l’ai déjà dit, queles citoyens fissent de la guerre leur unique métier. Ce n’est pas qu’ils ne pussent les payer en tout temps, car ils firent toujours la guerre ; c’est qu’ils redoutaient les dangers qui naissent de la continuelle profession des armes.

Quoique les circonstances ne changeassent pas, les hommes changeaient sans cesse ; ils avaient tellement réglé le temps du service mi- litaire, qu’en quinze ans leurs lé, ions étaient tout-à-fait renouvelées. Ils ne voulaient que des hommes à la fleur de l’âge, depuis dix-huit jusqu’à trente-cinq, à cette époque de la vie où les jambes, les bras et les yeux jouissent d’une égale vigueur ; et ils n’attendaient p18 que le soldat perdit de ses forces, et accrût