Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/403

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une place sans beaucoup de danger. L’unique inconvénient de leurs armes, c’était leur poids et la fatigue de les porter ; mais ils le sentaient à peine, étant endurcis contre tous les maux et accoutumés de bonne heure aux travaux les plus rudes. L’habitude rend tout supportable. N’oubliez pas d’ailleurs que l’infanterie peut avoir à combattre l’infanterie comme la cava lerie, et qu’elle devient inutile, non-seulement si elle ne peut soutenir la cavalerie, mais si, même étant en état de résister à celle-ci, elle est inférieure à une autre infanterie mieux ar- mée et micux disciplinée. Or, maintenant, si vous comparez les Allemands et les Romains, vous reconnaitrez que les premiers ont, comme nous l’avons déjà dit, les moyens de repousser la cavalerie, mais qu’ils perdent tout leur avan- tage s’ils ont à combattre une infanterie disci- plinée comme eux-mêmes, et armée comme l’étaient les Romains. Il y aura donc cette dif- férence entre les uns et les autres, que les Romains pourront vaincre et l’infanterie et la cavalerie, et les Allemands la cavalerie seu- lement. Cos. Je voudrais qu’à l’appui de votre opi- pion, vous nous citassiez quelques exemples particuliers qui nous en fissent micux sentir la vérité.

FABR. Vous verrez très-souvent dans l’his- toire l’infanterie romaine vaincre une cavale- rie innombrable, et jamais le défaut de ses ar- mes ou la supériorité de celles de l’ennemi ne l’a exposée à être vaincue par des troupes à pied. Si en effet leurs armes eussent été im- parfaites, il en serait résulté, ou que, trouvant un ennemi supérieur sous ce rapport, ils eussent été arrêtés dans leurs conquêtes, ou qu’ils auraient abandonné leur système mi- litaire pour adopter celui de leurs ennemis : or, comme rien de tout cela n’est arrivé, on doit présumer qu’ils avaient à cet égard l’avantage sur tous les peuples. Il n’en a point été ainsi de l’infanterie alle- mande : elle a toujours été battue chaque fois qu’elle a eu à combattre des troupes à pied qui avaient la même discipline et un égal courage ; et elle ne dut jamais ces défaites qu’à l’infério- rité de ses armes. Philippe Visconti, duc de Milan, étant attaqué par dix-huit mille Suisses, euvoya contre eux son général, le comte Car- magnuola[1]. Celui-ci alla à leur rencontre aver six mille chevaux et quelques fantassins, et en étant venu aux mains, il fut battu avec une grande perte des siens. Carmagnuola s’aperçut en homme habile de la supériorité des armes ennemies, de leur avantage sur la cavaleric, et de l’inégalité de ses forces contre une pa- reille infanterie. Ayant donc rallié ses troupes, il alla de nouveau attaquer les Suisses ; mais à leur approche, il fit descendre de cheval ses gens-d’armes, et engagea ainsi l’action. Tous les Suisses y périrent, à l’exception de trois mille, qui se voyant près d’ètre massacrés sans défense, mirent bas les armes et se ren- dirent prisonniers.

Cos. Quelle était la cause de ce prodigieux désavantage ?

FABR. Je vous l’ai déjà dit ; mais puisque vous ne l’avez pas bien saisi, je vais vous l’ex- pliquer. L’infanterie allemande, comme je l’ai prouvé tout à l’heure, est presque sans armes pour se défendre, et elle n’a pour toutes armes offensives que la pique et l’épée. C’est avec ces armes, et dans son ordre de bataille accou- tumé, qu’elle vient attaquer l’ennemi ; mais si celui-ci est couvert d’armes défensives, commuc les gens-d’armes que Carmagnuola fit des- cendre de cheval, il se précipite, l’épée à la main, dans les rangs de cette infanterie, et il n’a d’autre peine que de la joindre à la pointe de l’épée, car alors il se bat sans aucun danger. La longueur de la pique empêche l’Allemand de s’en servir contre l’ennemi qui le presse ; il est obligé de mettre l’épée à la main ; mais elle lui devient inutile, sans armes défensives, contre un ennemi tout bardé de fer. En ba- lançant les avantages et les inconvénients des deux systèmes, on verra que le soldat, sans armes défensives, est alors perdu sans res-

  1. Carmagnuola fut un des meilleurs capitaines de son temps. Il se mit d’abord au service de Philippe Visconti, et lui valut tous les succès qu’il obtint. Sa franchise ne pouvait plaire à un homme du caractère de ce duc ; il le quitta donc et passa chez les Vénitiens. Visconti, furieux et jaloux, le fit empoisonner ; mais celui-ci échappa au poison. La jalousie de ce prince subsistant toujours. il parvint, à force d’or et d’intrigues, à le rendre suspect aux Vénitiens même. Cette espèce de poison plus dange- reux et plus sur réussit mieux. Carmagnuola fut mis à mort à Venise, qu’il servait avec anlaut de zèle que de succès. Manzoni a composé un bean drame sur ce sujet,