Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/697

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exploits des grands capitaines et aux causes de leurs victoires et de leurs défaites, mais surtout il doit suivre l’exemple de quelques grands hommes qui, s’étant proposé un mo- dèle, se sont attachés à marcher sur ses traces. C’est ainsi qu’Alexandre-le-Grand s’est immor- talisé en s’efforçant d’imiter Achille ; César, en imitant Alexandre ; et Scipion, Cyrus. Car si l’on se donne la peine de comparer la vie du héros romain avec celle de Cyrus, écrite par Xénophon, on verra que Scipion fut, comme son modèle, généreux, affable, humain et con- tinent. C’est ainsi qu’un prince sage doit se con- duire et s’occuper en temps de paix, afin que si la fortune vient à changer, il puisse se mettre en garde contre ses coups. CHAPITRE XV. Ce qui fait louer ou blåmer les hommes, et surtout les princes. Il s’agit maintenant de voir comment un prince doit se conduire envers ses sujets et en- vers ses amis. Cette matière ayant déjà été traitée par d’autres, je crains bien qu’on ne me taxe de présomption si j’ose la considérer d’une manière différente de la leur ; mais, comme mon objet est d’écrire pour ceux qui jugent sainement, je vais parler d’après ce qui est, et non d’après ce que le vulgaire ima- gine. On se figure souvent des républiques et d’au- tres gouvernements qui n’ont jamais existé. Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui tient pour réel et pour vrai ce qui devrait l’être sans doute, mais qui malheureusement ne l’est pas, court à une ruine inévitable. Aussi je ne craindrai pas de dire que celui qui veut être tout à fait bon avec ceux qui ne le sont point, ne peut manquer de périr tôt ou tard. Un prince qui veut se maintenir doit donc apprendre à n’être pas toujours bon, pour être tel que les circon- stances et l’intérêt de sa conservation pourront l’exiger. Ainsi, mettant de côté les idées fausses qu’on se fait des princes, et ne m’arrêtant qu’à celles qui sont vraies, je dis : qu’on ne parle jamais

d’un homme, quel qu’il soit, mais surtout d’un prince, sans lui attribuer quelque mérite ou quelque tort, une bonne ou une mauvaise qualité ; l’un est libéral, l’autre avare ; celui-ci donne volontiers, l’autre est avide ; en un mot, on est ou homme d’honneur ou sans foi, ou efféminé et pusillanime ou courageux et en- treprenant, ou humain ou cruel, ou affable ou hautain, ou sage ou livré à la débauche, ou fourbe ou de bonne foi, ou facile ou dur et revêche, ou grave ou étourdi, ou religieux ou impie. Sans doute il serait très-heureux, pour un prince surtout, de réunir toutes les bonnes qualités ; mais comme motre nature ne com- porte point une si grande perfection, il lui est nécessaire d’avoir assez de prudence pour se préserver des vices et des défauts qui pour- raient le perdre ; et, quant à ceux qui ne peu- vent compromettre sa sûreté et la possession de ses états, il doit s’en garantir, si cela est en son pouvoir ; mais, si cela est au-dessus de ses forces, il peut moins s’en tourmenter, et veiller entièrement sur ceux qui pourraient causer sa ruine. Il ne doit pas craindre d’encourir quelque blâme pour les vices utiles au maintien de ses états ; parce que, tout bien considéré, telle qualité qui paralt bonne et louable le perdrait inévitablement, et telle autre paralt mauvaise et vicieuse, qui fera son bien-être et sa sûreté.

CHAPITRE XVI. De la libéralité et de la parcimonie. Pour commencer par les premières qualités dont je viens de parler, je remarque qu’il est bon de passer pour libéral, mais qu’il est dange- reux d’exercer cette libéralité de manière que vous parveniez à n’être plus ni craint, ni respecté. Je m’explique : En effet, si le prince n’est libé- ral que comme il convient de l’ètre, c’est-à-dire, avec choix et mesure, il contentera peu de gens et passera pour avare. Un prince qui veut qu’on vante sa libéralité ne regarde à aucune sorte de dépense ; mais alors il se voit souvent réduit, pour maintenir cette réputation, à surcharger ses sujets d’impôts, et à recourir à toutes les res- sources de la fiscalité, ce qui ne peut manquer de le rendre odieux ; sans compter que le tré-