Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/698

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sor public s’épuisant par ses prodigalités, il perd tout crédit, et court le risque de perdre ses états au premier revers de fortune, sa libé- ralité lui ayant fait plus d’ennemis que d’amis, comme il arrive toujours. D’un autre côté, il ne peut revenir sur ses pas, et rentrer dans l’ordre sans être taxé d’avarice. Puis donc qu’un prince ne peut être libéral qu’à ce prix, il doit se mettre peu en peine de ce qu’on pourra le taxer de parcimonie et d’avarice ; d’autant que lorsqu’on verra que ses revenus suffisent à sa dépense, qu’il est en état de défendre ses états, et de faire même des entreprises utiles, sans établir de nouveaux impôts, ceux à qui il n’ôte rien, et c’est le grand nombre, le trouveront suffisamment libéral. Ceux qui seraient tentés de l’accuser d’avarice, parce qu’il ne leur donne pas tout ce qu’ils lui demandent, ne sont jamais très-nombreux. De notre temps, nous n’avons vu faire de grandes choses qu’à ceux qui ont passé pour être avares ; tous les autres ont succombé. Jules II parvint au pontificat par ses largesses ; mais il jugea que, pour pouvoir faire la guerre au roi de France, il lui était peu utile de conserver la réputation de libéralité qu’elles lui avaient ac- quise. Ses épargnes l’ont mis en état de soute- nir toutes les guerres, sans nouveaux impôts. Le roi d’Espagne, aujourd’hui régnant, ne fût jamais venu à bout de toutes ses entreprises, s’il s’était mis en peine de ce qu’on pourrait dire sur sa parcimonie. Ainsi un prince, pour ne paa devenir pauvre, pour pouvoir défendre ses états s’ils sont atta- qués, pour ne pas surcharger ses sujets de nou- veaux impôts, doit peu craindre d’être taxé d’avarice, puisque ce prétendu vice fait la sta- bilité et la prospérité de son gouvernement. « Mais, dira-t-on, César n’est parvenu à l’em- pire que par ses largesses ; c’est par ce même moyen que tant d’autres se sont élevés. » A cela je réponds que la condition d’un prince est tout autre que celle d’un homme qui veut parvenir. Si César eût vécu plus longtemps, il eût perdu cette réputation de libéralité qui lui avait frayé le chemin à l’empire, ou il se serait perdu lui-même en voulant la conser- ver. On compte cependant quelques princes qui ont fait de grandes choses avec leurs armées, et qui se sont distingués par leur libéralité ; mais c’est parce que leurs largesses n’étaient point à la charge du trésor public. Tels ont été Cyrus, Alexandre et César. Le prince doit user avec économie de son bien et de celui de ses sujets ; mais il doit être prodigue de celui qu’il a pris sur l’ennemi, s’il veut être aimé de ses troupes. Il n’est pas de vertu qui s’use, pour ainsi dire, autant elle-même que la géné- rosité. Celui qui est trop libéral ne le sera pas longtemps ; il deviendra pauvre et avili, à moins qu’il n’écrase ses sujets d’impôts et de taxes ; mais alors il leur devient odieux. Or, le prince ne doit rien craindre autant que d’être hal, si ce n’est d’être méprisé ; et la libéralité conduit à ce double écueil ; et s’il fallait choisir entre deux excès, il faudrait mieux être peu libéral que de l’être trop, puisque le premier, s’il est peu honorable, n’entraîne pas du moins comme l’au- tre, la haine et le mépris. CHAPITRE XVII. De la cruauté et de la clémence ; et s’il veut mieux être aimé que craint, Je passe maintenant aux autres qualités re- quises dans ceux qui gouvernent. Un prince, il n’y a aucun doute, doit être clément ; mais à propos et avec mesure. César Borgia passa pour cruel ; mais c’est à sa cruauté qu’il dut l’avantage de réunir la Romagne à ses états, et de rétablir dans cette province la paix et la tranquillité, dont elle était privée depuis long- temps. Et, tout bien considéré, on avouera que ce prince fut plus clément que le peuple de Florence, qui, pour éviter de passer pour cruel, laissa détruire Pistoie. Quand il s’agit de contenir ses sujets dans le devoir, on ne doit pas se mettre en peine du reproche de cruauté, d’autant qu’à la fin le prince se trouvera avoir été plus humain, en faisant un petit nombre d’exem- ples nécessaires, que ceux qui, par trop d’in- dulgence, encouragent des désordres qui en- trainent avec eux le meurtre et le brigandage. Car ces tumultes bouleversent l’état, au heu que les peines infligées par le prince ne por- tent que sur quelques particuliers.

Mais cela est vrai surtout d’un prince nou- veau, qui ne peut guère éviter le reproche de cruauté, toute domination nouvelle étant pleine