Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/699

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de dangers. Aussi Didon, dans Virgile, s’ex- cuse-t-elle de la sévérité, par la nécessité où l’a réduite l’intérêt de se soutenir sur un trône qu’elle ne tenait pas de ses aïeux. De mes naissants états l’impérieux besoin Me force à ces rigueurs : ma prudence a pris soin D’entourer de soldats mes nombreuses frontières. (Énéide, liv. 1., tradnc. de Delille.) Il ne faut cependant pas qu’un prince ait peur de son ombre, et écoute trop facilement les rapports effrayants qu’on lui fait. Il doit au contraire êtrelent à croire et à agir, sans toute- fois négliger les lois de la prudence. Il y a un milieu entre une folle sécurité et une défiance déraisonnable. On a demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou craint qu’aimé. Je crois qu’il faut de l’un et de l’autre ; mais comme ce n’est pas chose aisée que de réunir les deux, quand on est réduit à un seul de ces deux moyens, je crois qu’il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Les hommes, il faut le dire, sont gé- néralement ingrats, changeants, dissimulés, timides et âpres au gain. Tant qu’on leur ils fait du bien ils sont tout entiers à vous ; vous offrent leurs biens, leur sang, leur vie, et jusqu’à leurs propres enfants, comme je l’ai déjà dit, lorsque l’occasion est éloignée ; mais si elle se présente, ils se révoltent contre vous. Et le prince qui, faisant fond sur de si bel’es paroles, néglige de se mettre en mesure contre les événements, court risque de périr, parce que les amis qu’on se fait à prix d’ar- gent, et non par les qualités de l’esprit et de l’âme, sont rarement à l’épreuve des revers de la fortune, et vous abandonnent dès que vous avez besoin d’eux. Les hommes en général sont plus portés à ménager celui qui se fait crain- dre que celui qui se fait aimer. La raison en est que cette amitié, étant un lien simplement moral et de devoir après un bienfait, ne peut tenir contre les calculs de l’intérêt ; au lieu que la crainte a pour objet une peine dont l’idée lache malaisément prise. Cependant le prince ne doit pas se faire craindre de manière que, s’il ne peut se concilier l’amour, il ne puisse du moins échapper à la haine, parce qu’on peut se tenir aisément dans un milieu. Or, il lui suf- fit, pour ne point se faire bair, de respecter les propriétés de ses sujets et l’honneur de

leurs femmes. S’il se trouve dans la nécessité de faire punir de mort, il doit en exposer les motifs, et surtout ne pas toucher aux biens des con- damnés. Car les hommes, il faut l’avouer, ou- blient plutôt la mort de leurs parents que la perte de leur patrimoine. D’ailleurs, il se pré- sente tant de tentations de s’emparer des biens, lorsqu’une fois on a commencé à vivre de ra- pine ! au lieu que les occasions de répandre le sang sont rares et manquent plus tôt. Mais, lorsque le prince est à la tête de son armée, et qu’il a à commander à une multitude de soldats, il doit se mettre peu en peine de passer parmi eux pour cruel, parce que cette réputation lui est utile pour maintenir ses trou- pes dans l’obéissance, et pour prévenir toute espèce de faction. Annibal, entre autres talents admirables, avait éminemment celui de se faire craindre des troupes ; jusque-là qu’ayant conduit dans un pays étranger une armée très-considérable et composée de toute espèce de gens, il n’eut pas à punir le moindre désordre et la plus lé gère faute contre la discipline, ni dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune ; ce qu’on ne peut attribuer qu’à son extrême sévérité et aux autres qualités qui le faisaient respecter et craindre du soldat, et sans lesquelles son ha- bileté et son courage eussent été inutiles. Cependant il s’est trouvé des écrivains, peu judicieux, à mon avis, qui, tout en rendant justice à ses talents et à ses grandes actions, en condamnent le principe. Mais rien ne le justifie mieux à cet égard que l’exemple de Scipion, l’un des plus grands capitaines dont l’histoire fasse mention. Son extrême indulgence envers les troupes qu’il commandait en Espagne oc- casionna des désordres, et enfin une révolte qui lui valut de la part de Fabius Maximus, en plein sénat, le reproche d’avoir perdu la mi- lice romaine. Ce général ayant laissé impunie la conduite barbare d’un de ses lieutenants en- vers les Locriens, un sénateur, pour le justifier, remarqua qu’il y avait des hommes à qui il était plus aisé de ne pas faillir eux-mêmes e que de punir les fautes d’autrui. Cet excès d’indulgence eût terni avec le temps la ré- putation et la gloire de Scipion, s’il eût con- tinué à commander et qu’il eût conservé ces mêmes dispositions ; mais, loin de lui nuire,