Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/701

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séder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun des autres sens. Tout homme peut voir ; mais il est donné à très-peu d’hommes de savoir rectifier les erreurs qu’ils commettent par les yeux. On voit aisément ce qu’un homme parait être, mais non ce qu’il est réellement ; et ce petit nombre d’esprits pénétrants n’ose contredire la multidude, qui d’ailleurs a pour elle l’éclat et la force du gouvernement. Or, quand il s’agit de juger l’intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s’attacher qu’aux résultats ; le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu’ils soient, paraitront toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l’événement. Or, le vulgaire, c’est presque tout le monde, et le petit nombre ne compte que lorsque la multitude ne sait sur quoi s’appuyer.

Un prince encore régnant, mais qu’il ne me convient pas de nommer, ne prêche jamais que la paix et la bonne foi. Mais s’il eût observé l’une et l’autre, il eût perdu plus d’une fois sa réputation et ses états[1].


CHAPITRE XIX.
Qu’il faut éviter d’être haï et méprisé.

J’ai traité séparément des principales qualités dont un prince doit être doué. Pour abréger, je comprendrai toutes les autres sous ce titre général, savoir : qu’un prince doit se garder soigneusement de tout ce qui peut le faire mépriser ou haïr.

Rien, à mon avis, ne rend un prince odieux, autant que la violation du droit de propriété, et aussi le peu de respect qu’il a pour l’honneur des femmes de ses sujets. Les gouvernés sont toujours contents du prince, lorsqu’il ne touche ni à leurs biens, ni à leur honneur ; et pour lors il n’a plus à combattre que les prétentions d’un petit nombre d’ambitieux, dont il vient aisément à bout.

Un prince est méprisé lorsqu’il passe pour inconstant, léger, pusillanime, irrésolu et efféminé, défauts dont il doit se garder comme d’autant d’écueils, en s’efforçant de montrer de la grandeur, du courage, de la gravité et de la force dans toutes ses actions. Ses décisions dans les affaires entre particuliers doivent être irrévocables, afin que personne n’ose se flatter de le tromper, ni de le faire changer d’avis. C’est ainsi qu’il se conciliera l’estime de ses sujets et qu’il préviendra les atteintes qu’on voudrait porter à son autorité. Il en redoutera moins aussi l’ennemi du dehors, parce qu’on ne va pas attaquer de gaité de cœur un prince qui est révéré de ses sujets ; car ceux qui gouvernent ont toujours deux espèces d’ennemis, ceux du dehors et ceux du dedans. Il repoussera les premiers avec de bons amis et de bonnes troupes ; et quant aux autres, qui ne sait qu’on a toujours des amis quand on a de bons soldats ! D’ailleurs la paix du dedans ne peut être troublée que par les conspirations, qui ne sont dangereuses que lorsqu’elles sont encouragées, et soutenues par les étrangers. Mais ces derniers n’oseront remuer, si le prince se con- forme aux règles que j’ai tracées, et suit l’exemple de Nabis, tyran de Sparte.

Quant aux sujets, si le dehors est tranquille, le prince n’a à craindre que les conspirations secrètes, qu’il déjouera ou même préviendra en évitant tout ce qui peut le faire ou mépriser ou haïr, comme je l’ai dit assez au long. D’ailleurs on ne conspire guère que contre les princes dont la ruine et la mort seraient agréables au peuple ; on ne s’exposerait pas, sans cela, à tous les dangers qu’entrainent de telles résolutions.

L’histoire est remplie de conjurations ; mais combien en compte-t-on qui aient été couronnées du succès ? On ne conspire pas seul, et ceux avec qui on partage les périls de l’entreprise sont des mécontents, qui souvent par l’espoir d’une bonne récompense de celui dont ils avaient à se plaindre, dénoncent les conjurés, et font avorter leurs desseins. Ceux qu’on est obligé d’associer à la conjuration se trouvent entre la tentation d’un gain considérable, et la crainte d’un grand danger ; en sorte que pour garder le secret confié, il faut être ou un ami tout extraordinaire, ou l’ennemi irréconciliable du prince.

  1. Macchiavelli vent parler ici de Ferdinand V, roi d’Aragon et de Castille. C’était par ce moyen qu’il avait acquis les royaumes de Naples et de Navarre.