Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/702

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Mais pour réduire la question à ses termes les plus simples, je dis : qu’il n’y a du côté des conjurés que crainte, jalousie et soupçon ; tandis que le prince a pour lui l’éclat et la ma- jesté du gouvernement, les lois, les habitudes et ses amis particuliers, sans parler de l’affec- tion que le peuple porte naturellement à ceux qui le gouvernent. En sorte que les conjurés ont à craindre, avant, et après l’exécution de leurs desseins, puisque le peuple étant contre eux, il ne leur reste aucune ressource. Je pour- rais apporter en preuve de ce que j’avance mille faits recueillis par les historiens ; mais je me contenterai d’un seul dont la génération passée a été témoin. Annibal Bentivogli, aïeul de celui d’aujourd’hui et prince de Bologne, avait été tué par les Canneschi, en sorte qu’il ne restait de cette famille que Jean Bentivogli qui était encore au berceau. Le peuple se soulève contre les conjurés, et massacre toute la fa- mille des meurtriers ; et pour montrer encore mieux leur attachement aux Bentivogli, comme il n’en restait aucun qui pût prendre la place d’Annibal, les Bolonais réclament auprès du gouvernement de Florence un fils naturel du prince dont ils venaient de venger la mort, lequel vivait dans cette ville sous le nom d’un artisan qui passait pour son père, et lui con- fièrent la direction des affaires, jusqu’à ce que Jean Bentivogli füt en âge de gouverner. Le prince a donc peu à craindre les conspi- rations, lorsque son peuple lui est affectionné ; mais aussi il ne lui reste aucune ressource, si cet appui vient à lui manquer. Contenter le peuple et ménager les grands, voilà la maxime de ceux qui savent gouverner. La France tient le premier rang parmi les états bien gouvernés. Une des institutions les plus sages qu’on y remarque, c’est sans contre- dit celle des parlements, dont l’objet est de veiller à la sûreté du gouvernement et à la li- berté des sujets. Les auteurs de cette institution, connaissant d’un côté l’insolence et l’ambition des nobles, de l’autre les excès auxquels le peuple peut se porter contre eux, ont cherché à contenir les uns et les autres, mais sans l’in- tervention du roi, qui n’eût pu prendre parti pour le peuple sans mécontenter les grands, ni favoriser ceux-ci sans s’attirer la haine du peupie. Pour cet effet, ils ont institué une au- torité qui, sans que le roi eût à s’en mêler, put mépriser l’insolence des grands et favoriser le peuple. Il faut convenir que rien n’est plus propre à donner de la consistance au gouver- nement et assurer la tranquillité publique. Les princes doivent apprendre par là à se réserver la distribution des grâces et des emplois, à laisser aux magistrats le soin de décerner les peines, et en général la disposition des choses qui peuvent exciter le mécontentement Un prince, je le répète, doit montrer de la considération pour les grands, mais sans s’at- tirer la haine du peuple. On m’opposera peut- être le sort de plusieurs empereurs romains qui ont perdu l’empire ou même la vie, quoi- qu’ils se fussent conduits avec sagesse el eussent déployé assez d’habileté et de courage. Pour répondre à cette objection, je crois devoir exa- miner le caractère de quelques-uns deces empe- reurs, tels que Marc-Aurèle le philosophe, Com- mode son fils, Pertinax, Julien, Sévère, An- tonin, Caracalla son fils, Macrin, Héliogabale, Alexandre et Maximin. Cet examen me con- duira naturellement à exposer les causes de leur chute, et à justifier ce que j’ai déjà dit dans ce chapitre, sur la conduite que doivent tenir les princes. Il faut d’abord observer que les empereurs romains n’avaient pas seulement à réprimer l’ambition des grands et l’insolence du peuple ; ils eurent encore à combattre l’avarice et la cruauté des soldats. Plusieurs de ces princes périrent pour avoir échoué devant ce dernier écueil, d’autant plus difficile à éviter, qu’on ne peut satisfaire l’avidité des troupes, sans mécontenter le peuple qui soupire après la paix, autant que les autres après la guerre. En sorte que les uns voulaient un prince pacifique et les autres un prince qui aimât la guerre, qui fut avide, insolent et cruel, non sans donte à leur égard, mais vis-à-vis du peuple, pour avoir double paie et pour pouvoir assouvir leur avarice et leur cruauté ; or ceux des empe- reurs romains à qui la nature avait refusé cet odieux caractère, ou qui n’avaient pas su se le donner, périrent presque tous misérablement, par l’impuissance où ils se trouvèrent de tenir le peuple et les légions en bride. Aussi la plupart d’entre eux, principalement ceux dont la fortune était nouvelle, désespérant de pou-