Page:Oeuvres de Saint Bernard, Tome 4, 1870.djvu/38

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Joachim. Ils cherchent Suzanne sa femme. Suivons-les, car ils nourrissent contre elle un criminel dessein. Consentez à nos propositions, disent ces vieillards, ces Pharisiens, ces loups privés naguères du plaisir de dévorer une autre brebis, mais une brebis égarée. Consentez à nos propositions et ayez commerce avec nous. Vieillards scélérats et endurcis dans le crime, quoi ! tantôt vous accuserez l’adultère et tantôt vous le prêcherez ! Voilà toute votre justice : ce que vous condamnez en public vous le faites en secret. C’est pour cela que vous êtes partis l’un après l’autre, quand celui qui pénètre tous les secrets eut ébranlé vos consciences en disant : Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. La Vérité a eu raison de dire à ses disciples : Si votre justice n’est plus parfaite que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux[1]. Sinon, poursuivent les vieillards, nous porterons témoignage contre vous. Race de Chanaan, et non de Juda, Moïse n’a pas même prescrit cela dans la loi. Celui qui a ordonné de lapider l’épouse adultère a-t-il enjoint d’accuser la femme chaste et vertueuse ? S’il a condamné la première à périr écrasée sous les pierres, a-t-il aussi exigé de déposer contre l’innocence ? Au contraire : il n’a pas voulu laisser le faux témoin plus impuni que l’adultère[2]. Mais vous qui mettez votre gloire dans la loi, vous outragez Dieu en la transgressant.

5. Suzanne s’écria en gémissant : l’angoisse me presse de toute part. Car la mort est partout : d’un côté mort corporelle, mort spirituelle de l’autre. Si je fais cela, dit-elle, c’est ma mort ; si je m’y refuse je n’échapperai pas à vos mains. Et aux vôtres, ô Pharisiens ! personne n’échappe non plus, ni la femme coupable, ni la vertueuse : vos accusations atteignent et le saint, et le pécheur. Vous cachez vos péchés quand vous découvrez ceux d’autrui : et quand un homme est personnellement innocent vous lui prêtez vos crimes. Cependant que fait Suzanne entre la mort et la mort, entre la mort de l’âme et celle du corps ? Il vaut mieux, dit-elle, que je tombe innocente entre les mains des hommes que d’abandonner la loi de mon Dieu. Elle savait qu’il est affreux de tomber aux mains du Dieu vivant. Car les hommes, quand ils ont tué le corps, sont réduits à l’impuissance à l’égard de l’âme. Mais il faut redouter celui qui a le pouvoir de nous jeter corps et âme dans l’enfer[3]. Pourquoi la maison de Joachim tarde-t-elle à arriver ? Qu’elle se précipite à l’entrée du jardin : car un cri a retenti dans le verger. C’est le cri de loups affreux : c’est aussi le doux bêlement de la brebis tombée au milieu d’eux. Mais il ne leur permettra pas de dévorer cette brebis innocente, celui qui a daigné arracher de leurs dents une autre brebis qui méritait moins cette délivrance. Aussi lorsqu’on la conduisait à la mort, son cœur était plein de confiance en Dieu : elle l’avait craint jusqu’à dédaigner pour lui toute crainte humaine, jusqu’à préférer sa loi et à sa vie et à sa réputation. Jamais on n’avait rien dit de pareil de Suzanne. Ses parents étaient justes, et son mari jouissait de la plus grande considération parmi les Juifs. Elle a donc bien mérité d’obtenir du juste juge une juste vengeance contre d’iniques accusateurs, celle qui avait de la justice une soif assez ardente pour mépriser la mort corporelle, la honte de sa race, et le deuil inconsolable de ses amis.

6. Et nous, mes frères, si nous avons entendu le Christ nous dire, je ne vous condamnerai pas non plus, si nous ne voulons plus pécher contre lui, mais vivre pieusement en lui, souffrons la persécution, et ne rendons pas offense pour offense, malédiction pour malédiction. Autrement en perdant la patience on perd la justice, c’est-à-dire la vie, c’est-à-dire son âme. À moi la vengeance : c’est moi qui rendrai, dit le Seigneur[4]. Il en est ainsi. Il rendra, mais si vous lui réservez le soin de votre vengeance, si vous ne lui ravissez pas le jugement, si vous n’usez pas de représailles envers ceux qui vous maltraitent. Il rendra justice mais à celui qui aura enduré l’injustice : il jugera avec équité, mais au profit de la mansuétude. Si je ne me trompe, vous vous fatiguez des lenteurs avec lesquelles viennent les délices : n’en soyez pas surpris, ce sont des délices. Elles ne deviendront jamais fades si rassasié qu’on en soit : elles n’exciteront jamais le dégoût des cœurs les mieux remplis.

7. L’Ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée nommée Nazareth. Vous vous étonnez de voir Nazareth, une petite ville, honorée d’un message du grand roi, et de quel message ! Cette petite ville cache un grand trésor ; elle le cache aux hommes mais non pas à Dieu. Marie n’est-elle pas le trésor de Dieu ? Son cœur la suit partout. Ses yeux sont sans cesse sur elle : partout

  1. Math. v, 20.
  2. Deutér. xix, 16, 21, et Prov. xix, 9.
  3. Math. x, 28.
  4. Rom. xii, 19.