Page:Oeuvres de Saint Bernard, Tome 4, 1870.djvu/39

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il regarde la bassesse de sa servante. Le fils unique de Dieu le Père connaît-il le ciel ? S’il le connaît, il connaît aussi Nazareth. Pourrait-il ignorer sa patrie, ignorer son héritage ? Du chef de son Père il revendique le ciel, et Nazareth du chef de sa mère, puisqu’il se déclare, à la fois, et Fils de David, et son Seigneur[1]. Le ciel est au Seigneur : pour la terre il l’a donnée aux enfants des hommes[2]. Il faut donc que l’un et l’autre deviennent sa propriété, puisqu’il n’est pas seulement le Seigneur, mais encore le fils de l’homme. Aussi entendez-le, en sa qualité de fils de l’homme, revendiquer la terre, et la communiquer en sa qualité d’époux. Les fleurs dit-il, ont apparu sur notre terre[3]. Ce qu’on ne contredit pas en donnant au mot Nazareth le sens de fleur. La fleur issue de la racine de Jessé aime une patrie fleurie : la fleur des champs, le lis des vallons se plaît au milieu des lis. Trois choses, trois grâces relèvent le prix de ces fleurs, la beauté, le parfum, l’espérance des fruits qu’elles donneront. Dieu vous regarde comme une fleur : il met en vous ses complaisances si vous avez et la beauté d’une vie honnête, et le parfum d’une réputation pure, et l’intention de la récompense future. Car le fruit de l’esprit c’est la vie éternelle.

8. Ne craignez pas, ô Marie ; car vous avez trouvé grâce devant le Seigneur. Et quelle grâce ! Une grâce pleine et singulière. Dirai-je singulière ou générale ? Je dirai l’un et l’autre, puisqu’elle est pleine et d’autant plus singulière qu’elle est générale ; car seule vous avez reçu une grâce générale d’une façon singulière. Oui, dis-je, d’autant plus singulière qu’elle est générale : car seule, entre toutes les femmes, vous avez trouvé grâce. Grâce singulière, puisque vous avez seule trouvé cette plénitude ; grâce générale, puisque tous reçoivent de cette plénitude. Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. Ce fruit est spécialement le vôtre ; mais, par votre intermédiaire, il arrive à toutes les âmes. Ainsi jadis, ainsi la rosée était tout entière sur la toison et tout entière dans l’aire : mais jamais elle ne couvrit l’aire comme elle avait couvert la toison[4]. En vous seule, le Roi riche et souverainement riche s’est anéanti ; le Très-Haut s’est humilié ; l’Immense s’est rapetissé et abaissé au-dessous des anges ; le vrai Dieu, Fils de Dieu, s’est incarné. Mais quel fruit voulait-il produire ? Il voulait nous enrichir de sa pauvreté, nous relever par ses abaissements, nous agrandir par ses humiliations, nous unir à Dieu par son incarnation, nous aider à devenir un même esprit avec lui.

9. Mais que disons-nous, mes frères ? Quel est le vase où la grâce est versée de préférence ? Si, comme nous l’avons rappelé plus haut, la confiance est propre à contenir la miséricorde, et la patience la justice, quel sera le récipient réservé à la grâce ? La grâce est un baume d’une pureté exquise : elle demande un vase très-solide. Or, qu’y-a-t-il d’aussi pur, d’aussi solide que l’humilité du cœur ? C’est donc avec raison que Dieu donne la grâce aux humbles, et qu’il abaisse les yeux sur la bassesse de sa servante. Pourquoi, me direz-vous ? Parce qu’un cœur humble n’est occupé par aucun mérite humain qui empêche la plénitude de la divine grâce d’y descendre à flots. Mais il nous fait arriver à cette humilité par certains degrés. Car, premièrement, le cœur de l’homme qui trouve encore du plaisir à pécher, et qui n’a pas changé une malheureuse habitude pour une résolution meilleure, trouve dans ses propres vices un obstacle qui le rend incapable de recevoir la grâce. Secondement, a-t-il commencé à se corriger, et se propose-t-il de ne plus retomber dans ses fautes passées, encore que ses désordres antérieurs semblent finis, tant qu’ils restent en son âme, ils la ferment à la grâce. Or, ils y restent jusqu’à ce que l’aveu les ait purifiés, et que de dignes fruits de pénitence les aient fait disparaître. Mais malheur à vous, si vous tombez dans l’ingratitude, plus funeste que tous les désordres et que tous les péchés ! Qu’y a-t-il de plus évidemment contraire à la grâce ? Avec le temps, la première ferveur de notre vie s’attiédit ; la charité se refroidit peu à peu ; l’iniquité abonde, et après avoir débuté par l’esprit, nous finissons par la chair. De là vient que nous apprécions moins les dons que Dieu nous a faits : nous glissons dans l’indévotion et l’ingratitude. Nous perdons la crainte de Dieu ; nous négligeons la solitude religieuse ; nous devenons loquaces, curieux, facétieux, médisants ; nous murmurons, nous nous occupons de bagatelles ; nous fuyons le travail et la règle, toutes les fois que nous pouvons le faire sans être remarqués, comme si en cessant d’être observés nous étions moins coupables ! Pourquoi nous étonner si la grâce nous manque, quand nous lui opposons tant d’obstacles ! Mais au contraire, et selon l’enseignement de l’Apôtre nous mon-

  1. Math. xxii, 42, 45.
  2. Ps. cxiii, 16.
  3. Cantique des Cantiques.
  4. Juges. vi, 37, 40.