Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/21

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est contraint de renoncer à son parler affaibli, à ses yeux languissants, à ses regards wertheriens… Il revient à la vie, au bifteck, au cigare, et aux jolies femmes…

— Hélas ! murmura Jacques, dont une toux profonde ébranla la poitrine. Que je voudrais pouvoir espérer !… J’aime la vie, et, chaque jour, je la sens qui m’échappe un peu plus…

Le peintre mit la main sur l’épaule du malade, et, d’une voix amicale :

— Tu ne me crois pas, quand je te dis que tu n’es point gravement atteint, tu ne crois pas Davidoff, qui t’a examiné… Tu veux garder, malgré tout, ton inquiétude, et te frapper comme à plaisir ? Tu désoles ta mère, cependant, et tu fais pleurer ta soeur… Rien ne pourra donc te convaincre ? Faudra-t-il que je recommence, pour toi, ce que fit Wladimir Alexievich, et que je te passe une âme de rechange ? Je n’ai que la mienne, tu sais, et elle n’est pas bien fameuse ! Va, si je te la donne, un soir, dans un accès de spleen, je ne te ferai pas un brillant cadeau !… Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride, et l’important c’est que tu vives, toi qui as tout pour être heureux, toi qui es aimé, toi qui serais pleuré… Tandis que moi, je peux bien sauter, tout à l’heure, de la terrasse du Casino dans la mer… Qui regrettera ce fou, qui s’appelle Pierre Laurier, ce peintre impuissant à saisir son idéal, ce joueur blasé sur les émotions du jeu, cet amant bafoué par sa maîtresse, ce viveur las de la vie ?

Il ébranla la table d’un coup de poing, et, le visage convulsé par une émotion douloureuse, les lèvres tordues par un rire amer :

— Je suis bien bête de m’entêter à recommencer tous les matins l’existence que je maudis tous les soirs !… Au diable !… Jacques, veux-tu mon âme ?