Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/22

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— Allons, dit Jacques doucement, tu as eu encore quelque querelle aujourd’hui avec Clémence Villa… Quitte-la, mon pauvre ami, si elle te fait tant souffrir…

— Est-ce que je peux ! dit Pierre, devenu très pâle, en appuyant, sur sa main, son front soudainement alourdi.

— Alors, battez-la, fit Patrizzi avec tranquillité.

— Si j’osais ! s’écria le jeune homme dont les yeux étincelèrent. Mais je suis un esclave, devant cette fille… Et tout ce qu’elle veut, elle me l’impose… Ses vices, ses folies, ses trahisons, je supporte tout… J’ai des envies de la massacrer… Et c’est moi que je frapperai, pour m’arracher à sa tyrannie… Oh ! je suis lâche et ignoble ! Je sais qu’elle me trompe avec tout l’hôtel des Étrangers. Je l’ai surprise, l’autre jour, avec un ridicule baryton italien… Elle me ruine, elle m’avilit, elle me met plus bas qu’elle… Et je n’ai pas la force de briser ma chaîne !… Je suis vraiment bien malheureux !

— Non, vous n’êtes pas malheureux, dit le docteur, vous êtes malade… Sortons, on étouffe ici.

— Il est dix heures, fit Jacques de Vignes. La voiture doit m’attendre. Je vais rentrer à Villefranche.

— Couvrez-vous bien, dit le prince, car les nuits sont fraîches.

Le peintre aida son ami à passer son pardessus, il l’enveloppa dans un plaid, et, au bas de l’escalier du restaurant, d’une voix encore vibrante de sa douleur :

— Bonsoir, et tu sais : compte sur mon âme.

Le docteur Davidoff mit Jacques de Vignes en voiture, ferma la portière et dit au cocher : «Allez !» Puis, ayant écouté, un instant, le roulement des roues sur le sable sonore des allées, il vint lentement vers le peintre qui l’attendait en regardant les étoiles.