Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/88

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libre, pour la première fois depuis bien longtemps, il se perdit dans une rêverie qui le conduisit doucement au sommeil.

Quand il se réveilla, le soleil le chauffait de ses rayons obliques, comme un lézard dans un creux de muraille. Il eut d’abord de la peine à se reconnaître. Les voiles, les agrès, offraient à ses yeux un spectacle qu’ils n’avaient pas coutume de voir en s’ouvrant le matin. Brusquement le souvenir des événements, qui avaient rempli les courtes heures de cette nuit, lui revint. Il eut au coeur une commotion rapide, en constatant que son existence ancienne se trouvait complètement bouleversée, que rien de ce qu’il avait l’habitude de faire ne lui était plus possible. Entre son passé et son présent un abîme, plus large et plus profond que la mer bleue, qui séparait le navire de la côte, se creusait. Et, tout au fond, un cadavre, celui d’un peintre fou, nommé Pierre Laurier, gisait, brisé par une chute mortelle.

Oui, mortelle ! Il répéta ce mot, afin qu’il n’y eût pas de doute possible, dans son esprit encore obscurci. Il avait dit qu’il se tuait, il l’avait écrit, il avait jeté à ses amis et à sa maîtresse ce cri désespéré et haineux : «Je fuis la vie que vous n’avez pas su me faire aimer.» À l’heure présente, ils devaient être dans la stupeur ou la tristesse. Il ne pouvait reparaître sans risquer d’être grotesque. Le hasard l’avait porté dans un milieu imprévu, où il était absolument ignoré de tous ses compagnons. Il n’avait qu’à se laisser conduire vers l’inconnu.

D’ailleurs n’était-ce pas le silence, le repos, l’apaisement, dont sa pensée avait soif ? Oh ! sortir de l’enfer d’une passion compliquée et malsaine, et se trouver soudainement jeté dans le paradis d’une existence primitive et toute matérielle ! Passer de l’atmosphère troublante d’un boudoir de fille,