Page:Opere varie (Manzoni).djvu/327

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Une fois ces règles adoptées, voyez, Monsieur, tout ce qu'il a fallu faire pour les soutenir; que de nouveaux argumens on a dû chercher à chaque nouvelle attaque! comme on a été obligé de trouver de nouveaux étais pour soutenir un édifice toujours chancelant sur ses bases! à quelles concessions arbitraires il a fallu en venir de temps à autre dans la théorie, sans avantage décisif pour la pratique! Vous-même, Monsieur, en voulant raisonner sur ces règles plus exactement qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, vous avez été obligé d'en altérer un peu la formule sacramentelle. Vous avez substitué le terme d'unité de jour à celui d'unité de temps, et j'ose présumer que c'est pour avoir senti l’absurdité d'un terme qui ne signifie rien, s'il exprime autre chose que la conformité entre le temps réel de la représentation et le temps fictif que l'on attribue à l'action. Dans ce cas même, ce terme baroque d'unité de temps ne rend pas l'idée d'une manière precise. Vous avez donc bien fait de l'abandonner; mais celui que vous y substituez, en exprimant une idée fort nette, ne laisse que mieux voir ce qu'il y a d'arbitraire dans la règle énoncée. On comprend fort bien ce que veut dire unité de jour, mais on est de suite tenté de s’écrier pourquoi justement un jour? J’ose même vous annoncer qu'il vous faudra changer aussi le terme d’unité de lieu; car il ne peut signifier que la permanence de l'action dans le lieu où l'on a une fois introduit le spectateur. Mais si vous admettez, Monsieur, que l'on puisse transporter le lieu de l'action, au moins à de petites distances, il faut trouver un terme qui exprime quelque autre chose que la stricte unité de lieu, puisque celle-là vous l'avez sacrifiée. Ce n'est pas ici une dispute sur les mots; car le défaut de l'expression et la difficulté d'en trouver une qui soit claire, et précise viennent de l'arbitraire, du vague et de l'oscillation de l’idée même que l'on cherche à exprimer.

Vous paraissez, Monsieur, effrayé pour moi de la témérité qu'il y a dans le projet de faire supporter, dans ma patrie, des tragédies qui ne soient pas soumises à la règle des deux unités. " Qu'on juge après cela, " dites-vous, " du projet d'introduire une pareille innovation en Italie! " Ce n'est pas sûrement à moi à vous dire de quelle manière l'essai dramatique, dont vous avez eu la bonté de parler, a pu être accueilli par mes compatriotes; mais, en thèse générale, je puis vous assurer que les idées romantiques ne sont pas si discréditées en Italie que vous paraissez le croire. Elles y sont fort débattues, et c'est déjà un présage de triomphe pour le côté de la raison. Quelques écrivains, dégoûtés de la pédanterie et du faux qui dominent dans les théories reçues de la poésie et de la littérature en général, frappés des vérités éparses dans quelques écrit français, allemands, anglais et italiens, sur les doctrines-du beau, ont donné une attention particulière à ces questions. Sans adopter aucun des divers systèmes proposés par des littérateurs philosophes, ils ont recueilli de toutes parts les idées qui leur ont paru vraies, en ont séparé ce qui, à leur sens, tenait à des circonstances locales, à des systèmes particuliers de philosophie, ou même à des préjuges nationaux, et se sont ralliés à un principe genéral, qu'ils ont exposé, enrichi de nouvelles prouves, et agrandi, ce me semble, en laissant au principe et aux doctrines le nom de romantiques, bien que ce nom ne représente, pas pour eux le même ensemble d'idées auquel il a été appliqué chez d'autres nations.

J’irais au delà de la vérité si je vous disais que leurs efforts ont obtenu un plein succès. L'erreur ne se laisse nulle part, et dans aucun genre, détruire en un jour. La torture a duré long-temps encore après l'immortel traité des délits et des peines; cela reconnu, il faudrait être bien impatient et bien égoiste pour se plaindre de la ténacité des préjugés littéraires. Mais parmi les défenseurs de ces doctrines, dont je suis fâché de