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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

a) Il cet difficile de déterminer le nombre d’écrivains. On obtiendrait un chiffre approximatif en divisant le nombre de livres et séparément le nombre d’articles qui paraissent par une moyenne d’œuvres par auteur.

D’après le « Census of Occupation » de 1932, il existe aux États-Unis 12,000 auteurs.

b) Certains hommes ont produit un courant constant d’articles, de livres et de brochures. Ex. : L’œuvre de Sainte-Beuve comporte 70 volumes. Un travailleur infatigable comme P. Bleeker n’a pas publié moins de 500 mémoires sur les poissons et s’est occupé de 15,000 espèces. Charles Jenks, auteur de Diamond Duck et de Nick Carter, était arrivé à écrire jusqu’à 10,000 mots par jour pour répondre aux demandes des imprimeurs d’ouvrages pour la jeunesse.

Le journaliste américain Gilson Willet a donné ces détails sur le travail fourni et les gains réalisés par lui au cours de 18 années de carrière. Pendant cette période, il a écrit 7,200,000 mots et a reçu pour cela 72,000 dollars qui font 360,000 francs, soit un sou par mot. Il a en outre publié plus de 100 courtes nouvelles et plus de 1,500 articles de magazines. Ses articles ont été publiés dans 80 revues mensuelles ou hebdomadaires différentes. Six mois de l’année, il voyage à la recherche de la documentation et l’année dernière, il a pour cela parcouru 15,000 milles, soit plus de 24,000 kilomètres.

M. Edgard Wallace, l’auteur anglais dans le genre d’aventures policières, est mort en 1932 à 56 ans, avec une production de 150 romans, 30 pièces de théâtre et de nombreux films. D’où une fortune d’un million de livres sterling faite en vingt ans. Wallace perdait immédiatement aux courses l’argent que venait de lui rapporter ses romans, mais il jouissait d’une prodigieuses facilité d’écrire. Un jour, raconte son biographe, il avait laissé approcher la date — c’était un samedi — à laquelle il devait remettre à un journal un roman de 120,000 mots. Le mardi précédent, on l’apercevait encore sur le champ de courses, où il perdait jusqu’à son dernier centime. C’est alors qu’il se mit à la besogne et qu’il dicta, nuit et jour, au dictaphone, le sujet de son roman à ses secrétaires. La cuisinière, le jardinier, la femme de chambre, le chauffeur, tout le monde fut mis à contribution pour classer les feuillets du roman, au fur et à mesure qu’ils étaient dactylographiés. Le samedi matin, il manquait encore 40,000 mots, mais le soir tout était en ordre. Le lendemain, muni du chèque de 1,000 livres qu’il avait encaissé, Wallace apparaissait souriant, sur le champ de courses de l’Alexandra Park.

251.25 Pourquoi l’on écrit.

Des causes particulières et personnelles, des causes occasionnelles, des causes permanentes agissent sur la production des livres et des documents.

Il est d’un grand intérêt de se rendre compte des causes qui influent directement la production des œuvres : pourquoi les auteurs écrivent.[1]

1. Causes personnelles et particulières.

On écrit pour les mêmes motifs que l’on parle ; parce que vivre c’est penser et penser c’est s’exprimer par la parole ou l’écrit. Ne plus parler, ne plus écrire, c’est descendre vivant dans le silence du tombeau. On écrit pour exposer, raconter, expliquer, informer, prescrire, conseiller, exhorter, consoler, protester, admirer, chanter, prier. L’homme écrit par besoin de s’exprimer comme il parle, comme il chante. Il y est poussé par l’utilité, mais aussi pour l’exercice normal d’une faculté.

Le philosophe ancien ou le guru hindou parle en se penchant sur le disciple qu’il aime et qu’il connaît.

Aux environs au XVIe siècle, on a commencé à écrire pour remplacer les prédicateurs dont on désirait occuper la chaire. Les prédicateurs parlaient à tout un monde, à tout un peuple représentant le magistère universel de l’Église romaine, à qui le Christ a enjoint de parler super tecto.

« Même quand ils ne s’aiment pas, les hommes ont besoin d’épancher ce qu’ils sont en eux-mêmes ; le langage en est l’attestation. Cette communication se fait notamment au moyen du livre. C’est lui qui, sous une forme particulière, rompt le silence qui nous est insupportable. » (Ed. Picard.)

Paul Marguerite écrit : « L’ivresse de traduire sa pensée au long du magique fil d’encre qui se dévide et qui tient au cerveau et à la rétine, fait voir, fait toucher, fait vivre les paysages et les êtres. Le métier d’écrivain, le plus noble, le plus beau, le plus fier qui soit. Que de fois j’ai contemplé avec émotion le petit bout de bois emmanché d’une lancette fendue, le porte-plume qui me sert et aussi selon les vers de Mallarmé, … le vierge papier que sa blancheur défend. Quoi, cela et quelques gouttes noires suffisent. Balzac dresse sa « Comédie humaine », Victor Hugo sa forêt sonore et chantante, Pascal griffonne ses « Pensées », La Rochefoucauld burine ses « Maximes ».

Question plus profonde : pourquoi agit-on et sous l’emprise de quels facteurs le conscient et le sub-conscient sont-ils mis en mouvement ? Pour Freud, et son école la sexualité est la base certaine de la plupart des activités de l’homme. D. H. Lawrence (Fantaisie de l’Inconscient) voit autrement : « C’est le pur désir du mâle humain de créer quelque chose de merveilleux hors de sa propre tête et de son propre moi, par la foi et le délice de sa propre âme qui met tout en marche. Le motif purement religieux est le premier motif de toute activité humaine. Le motif sexuel vient en second et il y a un grand conflit entre les intérêts des derniers. » Il y a donc chez l’écrivain le sens intérieur d’un but.

  1. « Pourquoi écrivez-vous ? » Enquête de Littérature, Paris, nov. 1919. 8, place du Panthéon. — Une enquête a aussi été conduite par les Écrivains de l’U. R. S. S.