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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

l’ombre l’accessoire. Écrire exige de l’entraînement. Taine disait : « Voila quarante ans que j’écris le français et je m’aperçois chaque jour que je ne le connais pas encore. » « On doit apprendre à écrire comme on apprend le piano et le violon, dit Georges Remy : longuement, patiemment, durement, » Camille Lemonnier passa une partie de ses nuits à faire des « gammes littéraires », à s’imposer à lui-même des tâches de labeur, celle d’exprimer de vingt façons différentes une même idée : « la nuit tombe » ou « la lune brille sur le toit ». Toute sa vie, sans jamais passer un jour, il lut le dictionnaire, ne se lassant pas de vérifier le sens exact des mots, d’enrichir ou de rafraîchir son vocabulaire. Céline, l’auteur du « Voyage au bout de la nuit », a recommencé de sa main cinq ou six fois cet énorme ouvrage et ne s’est décidé qu’avec peine à le livrer à l’éditeur. Il en écrit un autre qui, affirme-t-il, ne sera prêt qu’en 1938

i) Le procédé de composition aura évidemment une influence sur la composition elle-même. 1° Le procédé synthétique : avoir une idée maîtresse et se mettre à écrire pour la développer, en subordonnant les faits et les arguments, donner le maximum d’unité et de force à la pensée, utiliser les trouvailles d’idées et de mots qui s’opèrent tandis qu’on écrit. 2° Le procédé analytique : enregistrer un à un sur fiches les faits et les idées et de ces matériaux faire sortir une pensée dominante, s’assurer que rien n’est oublié, donner à la réalité la première place de préférence à tout développement brillant, mais privé de toute la force synthétique, mystérieuse et subconsciente même de la pensée en travail qui s’écrit directement et d’un jet.

2. Les Règles.

a) L’art de la composition littéraire (rhétorique) donnera les directions générales pour écrire, comme la logique donne celles pour penser. Tous les principes de la composition et de la rhétorique, de l’exposé scientifique, de la classification sont à mettre en œuvre. Il y a des principes généraux, des règles particulières, des conseils et des recommandations. À la vérité, il n’en faut pas trop abuser. L’œuvre est plus importante que les règles et place doit être laissée au renouvellement des formes comme du fond.[1]

b) Les opérations intellectuelles de l’art d’écrire concerne : 1° le fond : invention des idées (décider ce que l’on dira) ; 2° la forme : disposition des idées (composition des idées proprement dites ou plan). Établir dans quel ordre on le dira. Développement des idées (élocution, rédaction ou sigle) ; dire tout au long ce qu’on a décidé de dire.

c) La composition est un travail complexe. Il exige une analyse minutieuse et détaillée des faits (dissection) et à créer les hiérarchies des idées et des concepts, voire à composer des écrits, à mettre en relief l’important et dans un sélectionnement des matériaux ; la reproduction des textes dispersés dans des documents multiples et difficilement accessibles. Il faut éviter de transformer un exposé en une simple nomenclature de faits et de dates qui provoque la monotonie. Il faut reviser complètement ce qui n’est que préparatoire et accessoire ; distribuer la matière avec équilibre.

d) Composer est l’acquit d’une longue évolution littéraire. Que l’on compare, par ex., deux poètes séparés par plusieurs siècles, Archiloque de Paros et Horace. Le premier procède par soubresauts : il est peu capable de suivre le fil d’une pensée bien ordonnée ; le second sait mettre de l’ordre dans ses sentiments et composer.

3. Le plan.

a) Le plan est l’ordonnance des ouvrages, le canevas sur lequel va s’opérer la tapisserie. Méthode à suivre dans l’exposition du sujet. C’est d’importance capitale.

Le sage d’Orient ne s’inquiète d’aucune classification, d’aucun ordre. Il médite profondément. Il formule des « versets » et les écrit à la suite. Ainsi sont composés les livres sacrés et la Bible et le Koran.

Mais l’Occidental veut de l’ordre et celui-ci a grandi, à mesure que le temps écoulé a permis d’y atteindre plus complètement.

b) On a vu l’importance de l’ordre dans l’exposé (n° 22). Certains auteurs y ont excellé. Ainsi Saint-Thomas. Dans sa Somme, il réduit les objections à un petit nombre semblable aux aphories d’Aristote ; elles préparent à la thèse générale et sont souvent aussi intéressantes que la solution du problème dans le corps même de l’article. Mais le progrès bibliologique de St-Thomas se révèle surtout dans l’ordonnance systématique : nul ne l’a égalé avant ni après lui, et il a beaucoup contribué à donner une vue nette et profonde sur l’ensemble des dogmes. Et chaque jour grandit la préoccupation d’une méthode plus serrée dans l’exposé des données. On lit fréquemment dans la présentation d’un livre anglais. « The contents of the book have been arranged in a manner which renders them easy to read and to master ».

c) L’art de la composition organise tous les chapitres d’un livre, toutes les périodes, toutes les phrases pour

  1. Kolman Mikszath, à qui l’on demandait une préface pour une « Théorie de la nouvelle ». se borna à raconter cette histoire. Un forgeron, passé maître comme spécialiste de la cataracte, fut convié par les professeurs à faire l’opération devant eux. Il y réussit avec son simple couteau, mais quand il eut appris d’un des maîtres toutes les complications et tous les dédales de ce monde qu’on appelle l’œil et toutes les catastrophes qu’un petit tremblement de sa main, une palpitation plus forte de ses veines, un glissement minuscule de son couteau, pouvaient amener, il n’osa jamais plus opérer une cataracte, ni même guérir un simple compère-loriot. « Ce sort, conclut Mikszath, serait aussi le mien, si pour votre livre, j’allais apprendre tout ce que la science exige d’une œuvre littéraire : jamais plus je n’oserais écrire une nouvelle. » (Nouvelle revue de Hongrie, mai 1933, p. 509.)