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LA LECTURE

style de l’auteur, peu importe comment s’opère cette prise de possession.

d) Lectures répétées. — Il faut une lecture sans cesse répétée. Un grand penseur, un grand poète, représentent une haute synthèse de la nature psychique. On ne saurait les comprendre de prime abord. On comprend différemment suivant les âges, les circonstances publiques ou privées, les autres lectures faites, l’expérience personnelle acquise. Après la guerre mondiale soufferte par nous, que n’avons-nous mieux compris dans les auteurs lus autrefois ?

L’esprit est un, et son fonctionnement précède toute expression complètement formulée. Entre une idée et les autres idées, entre une idée et les manières variées de l’exprimer il y a lutte dont le résultat est précisément l’œuvre produite. On choisira donc, parmi les grands écrivains, celui pour lequel on se sent la plus forte et la plus étroite sympathie, puis parmi les ouvrages de cet écrivain, celui que l’on sent et admire le mieux. Alors, ayant pris ce livre, on le lira sans cesse, sans repos, sans trève, comme un Luthérien lit sa Bible ou comme un bon Anglais lettré lit son Shakespeare. Cette fréquentation obstinée d’un maître, dit Théodore de Banville, vaudra mieux que d’étudier plusieurs modèles. Il fera comprendre et saisir les procédés par lesquels l’expression vient accoucher de l’idée. Il fera percevoir la lutte de l’esprit avec lui même, avec la langue, de l’esprit toujours plus large et plus profond, que la formule dans laquelle lui-même s’efforce de s’enserrer.

e) Lecture documentaire et Information. — La documentation consiste à prendre connaissance de ce qui a été dit d’original ou d’important, sur une question. Pour travailler avec méthode il faut d’abord s’enquérir du point de savoir si le sujet qu’on examine a été étudié déjà et à quels résultats d’autres sont parvenus. Il faut essayer ensuite, un moyen de nouvelles découvertes ou de l’étude plus approfondie des sources déjà connues antérieurement, de faire avancer la science et de modifier les résultats précédemment obtenus. C’est la Bibliographie qui renseigne sur les sources qui constituent la documentation, c’est l’Encyclopédie qui aide à résumer ce que contient ces sources.

f) La Lecture annotée. — Annoter un livre, c’est accompagner la lecture d’écriture. L’annotation se fait : a) au simple signe : soulignage, croix ou trait dans la marge ; b) par des mots ou phrases écrites en marge ; c) par des annotations sur papier séparé, fiches, feuilles, carnet ou cahier. L’annotation se réfère : à une meilleure compréhension par soi-même du texte, à des réflexions personnelles sur l’écrit, à des extraits utiles pour des travaux que l’on fait, à un résumé pour mieux s’assimiler le sujet traité. L’annotation du texte sur l’écrit tend souvent à le compléter et mettre en forme, ainsi qu’aurait dû ou pu le faire l’auteur : divisions et parties notées par chiffres ou lettres, mots importants soulignée et mis éventuellement en couleur ; phrases exprimant les thèses ou propositions principales ; références aux pages antérieures ou postérieures, références à d’autres auteurs.

L’annotation sur le livre l’abîme ; elle lui enlève son aspect original, est troublante pour les lecteurs subséquents. Mais le livre destiné à l’étude, le document destiné à l’action gagnent à être annotés : livres scolaires, cours d’université, ouvrages utilisés pour acquérir une science, lettres et rapports. Pour soi-même, ce qu’on a annoté gagne en valeur pour revoir, repasser une matière, réfléchir à un exposé, saisir du premier coup d’œil, pour autrui aussi. Il y a les ouvrages publiés avec annotations (notes, versions, scolies). — Le livre, les collections, des bibliothèques non publiques ou formées pour les besoins propres à un établissement, sont avantageusement annotés. Ce sont des instruments de travail. Les offices et services de documentation, notamment, ont avantage à faire les annotations sur les livres pour aider au travail de catalographie, de résumé, d’analyse et dissection, de copie, etc.

g) Lecture récréative. — Elle délasse, distrait, console, retrempe. Re creative = re-faire le moi. « Les Livres, remèdes de l’âme ».


257.5 Mécanisme intellectuel de la lecture.


La bonne lecture n’est pas le résultat d’un acte spontané. Elle doit être organisée ; l’esprit doit être formé, il faut une méthode. Sans système, la lecture ne saurait conduire à la culture et à l’usage pratique des connaissances contenues dans les livres, Il faut constamment produire des types plus élevés de lecteurs.

La plus noble tâche du bibliothécaire, comme du maître, et de l’aîné pour le jeune frère, c’est d’apprendre à lire et à s’instruire. Lire, ce n’est pas épeler, ce n’est pas répéter à la vue les mots et les phrases, c’est comprendre, s’assimiler, réagir intellectuellement. À son stade le plus élevé, lire c’est le prélude de la pensée originale et de la production intellectuelle.

Le livre bien fait est un véritable édifice intellectuel, une synthèse d’idées et non uniquement une collection classée de renseignements. Il expose des arguments pour démontrer, il enchaîne des faits pour mettre en évidence des aspects, des points de vue. Les mots, les phrases, les chapitres, se succèdent comme moyens d’exprimer, d’expliquer, de faire comprendre et sentir une pensée unique, mais complexe, divisée, ramifiée. Tant que la pensée du livre n’est pas perçue, comprise, assimilée, le livre n’est pas bien lu. Souvent les yeux seuls suivent un texte et l’intellect ne participe pas à la lecture : on ne comprend rien jusqu’à ce que l’attention étant plus concentrée, la terminologie mieux interprétée, tout à coup la lumière se fait pour la page, pour le chapitre, pour le livre. Le