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UNITÉS OU ENSEMBLES

plexe de ce que cette époque ou cette nation ont été en fait, et de ce qu’elles se sont cru être, ou de ce qu’elles ont voulu être ou paraître. Car c’est dans ces conditions complexes qu’une société se reconnaît dans une œuvre et l’adopte ; on l’appellera justement « l’expression de cette société » en ce sens là, mais en ce sens là seulement, qui n’est pas toujours bien compris. Par là le roman est un livre représentatif (A. et C. Lallo. La guerre et la paix dans les romans français. Mercure de France, I.VII.1917.)

9. Littérature et science.

a) Pour certaine le dessein essentiel du roman doit être d’ordre philosophique et scientifique. Taine met sur le même pied le romancier, l’historien et le savant et les invite tous trois à collaborer à « la grande enquête sur l’homme ». Le romancier, dit Louis Barras, doit être un historien et surtout un philosophe et un savant. Pour lui, le roman sentimental, romanesque, faussement historique a fait son temps ; il doit céder le pas au roman logique, psychologique, philosophique et scientifique, écrit avec une méthode rigoureuse et bonne d’observation, qui décrit les mouvements du cœur humain et dont nous retirons enseignement et direction. Car le roman dans sa forme la plus haute, c’est de la vie sous ses aspects multiples, observée et mise dans un livre par le travail de l’art.

Dans La Vie en Fleur, Anatole France a écrit : « Les sciences séparées des lettres demeurent machinales et brutes ; et les lettres privées des sciences sont creuses, car la science est la substance des lettres ». L’union de la littérature contemporaine avec la science demeure intime, car sans vérité une œuvre ne saurait durer. (Paul Voivenel.) Des savants ont eu une grande culture littéraire associée à la forte culture scientifique, non seulement livresque mais vécue. Paré, Palisay, Cabanis, Cuvier, Laplace, Lacépède, Volney sont de grands savants et de grands écrivains. Pour le poète, toute rencontre, tout événement n’a de valeur qu’autant qu’ils lui fournissent une matière verbale.[1] Pour le savant, au contraire, cette rencontre fournit matière théorique.

b) Dans un livre scientifique, à l’opposé d’une œuvre littéraire, les idées ne sont pas noyées dans une phraséologie compliquée. On y gagne en clarté, en précision. Les faits restent eux-mêmes, sèchement, froidement avec leur valeur propre intrinsèque et exacte. Lee contemporains accordent au fond une révérence que les prédécesseurs accordaient à la forme. Mais, a-t-on répondu, l’imprécision dans l’exposé des idées est un charme pour le cœur. On a distingué les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique. Ce qui est trop précis ne satisfait pas l’esthétique, élément de la littérature, et entre par là même dans le cadre de la science. Ce qui est trop dispersé ne répond pas à la fixation nécessaire à une observation scientifique.

c) Le style nouveau est le style de la simplification. Le modernisme se traduit essentiellement par cette formule : l’adaptation rigoureuse de l’objet à sa destination est génératrice de beauté, tout au moins d’eurythmie. (L. Van der Swaelmen.)

Le style c’est l’empreinte sur la tradition de la vie elle-même, consciente seulement de créer.

Les mots, les phrases qu’ils forment, les livres dont ils sont composés, sont en quelque sorte les « prisons » des idées. Formuler exactement celles-ci, voilà le grand problème de toute rédaction, partant de toute documentation. La lettre tue, l’esprit vivifie. L’esprit, la pensée doit donc être tenue comme première et primordiale, tandis que la lettre écrite doit apparaître comme son approximation plus ou moins proche.

  1. Maïokovski. Comment on fait un poème. Europe, 15 juillet 1933.