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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

Eloquentia, en latin, signifie l’art de bien dire ce qu’on a à dire. Au delà de la littérature, de l’expression et de l’exprimée, il y a l’« ineffable » : parvenir par la méditation à des zones de pensées dépassant le niveau de l’expression verbale où toute pensée rétrécie par l’expression perd immédiatement sa qualité. Alors, le rôle de la suggestion commence.

Élargir de plus en plus la parole — non pas véritablement en cercles ni ondes concentriques — car les ondes à la surface de l’eau s’engendrent par chocs et restent à la surface, tandis que la parole et l’élargissement de la parole doit se faire par lien et c’est l’image de la spirale, la spire de la parole s’élargissant, s’élevant toujours plus.

2. La parole sacrée. — La parole jusqu’à nos jours a conservé quelque chose de mystérieux et de supérieur.

Dieu a été défini le Verbe : « Et Deus creat Verbum ».[1]

Les quatre lettres hébraïques I. H. W. H. correspondent à l’idée de Dieu. (Jehovah, traduit Kurios dans la version des Septantes et Dominus dans la Vulgate.) De grandes discussions ont été soulevées sur la manière de prononcer ce mot. En réalité, la véritable prononciation était connue du grand prêtre seul ; elle a fini par se perdre. On aurait même pris l’habitude de ne plus prononcer du tout l’« ineffable » tétragramme et de lui substituer directement Adonaï ou comme chez les Samaritains, le mot schema littéralement « le nom ».

Keyserling montre, dans tout ce qui vient de l’esprit, un en comportement qui paraît paradoxal à notre âme terrestre, sorcellerie, magie, verbe, symbole lui semblent s’imposer à notre monde comme des pensées inquiétantes venues d’ailleurs.

3. Conversation et conférence. — La conversation roule sur n’importe quoi et comporte tous les genres ; elle se dit des entretiens journaliers. L’entretien roule sur des choses importantes et a lieu entre deux ou un petit nombre de personnes. Le dialogue, c’est l’entretien ou la conversation qu’un auteur fait tenir à ses personnages dans ses livres ou même sur la scène. Dans un sens plus général, le dialogue c’est l’entretien considéré du point de vue littéraire. La conférence faite sur les sujets les plus importants développés soit avec fantaisie, soit didactiquement. Le colloque est un entretien qui porte sur des sujets religieux et auquel prennent part ordinairement des personnages ayant qualité à cet effet. Les paroles préparées donnent lieu au discours, à l’oraison, au sermon, au panégyrique, à l’homélie, au prône, à la harangue, à l’allocution, au plaidoyer.

b) Les causeurs, les conteurs, race à peu près disparue depuis l’imprimerie et surtout grâce à la multitude des journaux, ont joué un rôle important dans les sociétés qui nous ont précédé. Ce sont les rapsodes dans la Grèce, les bardes dans la Gaule, les Scaldes dans le Nord. Ils sont les gardiens des traditions, ils disent aux guerriers les nobles faits de leurs ancêtres, ils montrent aux peuples les histoires merveilleuses de leur origine. Quand son rôle héroïque est terminé, quand l’écriture a fixé les traditions dont il est le dépositaire, il ne disparaît pas pour cela ; il se borne à amuser ceux qu’auparavant il instruisait et alors commencent ces contes, ces anecdotes, qui vont sans cesse se répétant et s’augmentant et formant une phase nouvelle qui n’est pas la moins curieuse dans l’histoire de l’esprit humain. Les conteurs à Rome, dans les pays d’Orient, ont souvent été chargés de détourner le peuple du souvenir de sa liberté perdue. Des Kalifes ordonnèrent que chaque café eut son conteur. Au Japon les conteurs ont encore un grand rôle. Au moyen âge, en France, ce furent les jongleurs, les troubadours, les trouvères, les ménestrels et ils vont de château en château, d’habitation en habitation. Plus tard ce furent les fins causeurs des salons et des dîners, dans une société qui se réjouissait d’être spirituelle.

Madame de Staël (de l’Allemagne), a écrit :

« Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées ou les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt, c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on peut, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité et réveille les autres d’une apathie pénible. »

Les Conférenciers ont aussi leurs managers, organisant les tournées. On a assisté aux États-Unis à la faillite retentissante d’un de ces managers (M. James Pond), avec un passif de près de 7.000 livres sterling. C’est que la Radio a concurrencé considérablement les conférences d’hommes connus.

4. Discours. — Le mot discours a deux sens : la parole que l’on énonce, le papier écrit qu’on lit. L’orateur qui parle affronte la tribune pour les débats les plus ardus, les mains vides, fort seulement de son intelligence, de sa mémoire et de ses certitudes, est sûr de sa voix, de ses gestes, de sa pensée. Il sait ce qu’il veut faire et ce qu’il doit dire. L’orateur qui lit est celui qui, tout de cabinet, s’effraie de la lumière des assemblées. Les idées, les faits, le raisonnement, l’enchaînement de pensées peuvent alors être totales et s’imposer la certitude de n’énoncer

  1. « Saint est Dieu, le père de toutes choses… Tu es saint, toi qui a constitué les êtres par la Parole… Reçois le pur sacrifice verbal de l’âme et du cœur qui monte vers toi, ô inexprimable, ô ineffable, que le silence seul peut nommer. » (Hermes Trimégiste.)