Page:Ovide - Œuvres complètes, Nisard, 1850.djvu/53

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main impie, arrosée du sang de mon époux, peut se baigner dans le mien. Laisse là tes dieux et les objets sacrés que tu profanes en les touchant : l’hommage rendu aux Immortels par une main indigne d’eux est une injure. Si c’est pour que tu leur rendes un tel culte que les dieux ont été sauvés de l’incendie, ils regrettent d’avoir échappé aux flammes.

Peut-être, barbare, laisses-tu Didon enceinte[1] ? Peut-être recelé-je, enfermée dans mon sein, une partie de toi-même ? Un malheureux enfant partagera les destinées de sa mère, et tu seras, avant sa naissance, l’artisan de sa mort. Avec sa mère mourra le frère d’Iule, et un seul supplice enveloppera deux victimes.

Mais un dieu t’ordonne de partir ! Je voudrais qu’il t’eût défendu de venir, et que le sol carthaginois n’eût pas été foulé par des Troyens. N’es-tu pas, sous la conduite de ce dieu, le jouet des vents orageux, et ne passes-tu point une longue suite de jours sur la mer impétueuse ? À peine autant de fatigues devraient-elles être le prix de ton retour à Pergame, si cette ville était aussi florissante que du vivant d’Hector. Ce n’est pas le Simoïs de ta patrie que tu cherches, mais les ondes du Tibre. Ne seras-tu donc, pour parvenir au but de tes désirs, qu’un hôte étranger ? Et, comme la terre que tu poursuis se cache et se dérobe à tes vaisseaux, à peine pourras-tu la toucher dans ta vieillesse. Renonçant à ces détours, accepte plutôt en dot et ces peuples et les richesses de Pygmalion, que j’ai emportées. Transporte, sous de plus heureux auspices, Ilion dans la ville des Tyriens, et là, monte sur le trône et saisis le sceptre sacré. Si ton âme est avide de combats, si le jeune Iule cherche un triomphe dont la gloire ne se puisse attribuer qu’à ses armes, pour que rien ne manque à ses vœux, nous lui donnerons à vaincre un ennemi : ce royaume peut faire ou des traités de paix ou la guerre.

Seulement, au nom de ta mère, au nom des armes fraternelles, au nom des dieux adorés dans la Dardanie, et qui accompagnèrent ta fuite (et puissent, à ce prix, triompher tous ceux de ta nation que tu traînes à ta suite ! Cette guerre cruelle être le terme de tes malheurs ! Ascagne parcourir heureusement la suite de ses années, et les os du vieil Anchise reposer mollement !)[2] épargne, je t’en conjure, une maison qui se livre et se donne à toi. Quel crime me reproches-tu, que d’avoir aimé ? Je ne suis pas de Phtie. Mycènes la grande ne m’a pas vue naître[3]. Ni mon époux ni mon père n’ont porté contre toi les armes. Si tu crains de m’avouer pour ton épouse, que ce ne soient pas les liens du mariage, mais ceux de l’hospitalité qui paraissent nous unir. Pourvu qu’elle t’appartienne, Didon consentira à être quoi que ce soit. Je connais la mer qui se brise contre la plage africaine. C’est à des époques déterminées qu’elle offre ou qu’elle refuse une navigation sûre. Lorsque les vents permettront de l’entreprendre,

  1. Saltem si qua mihi de te suscepta fuisset Ante fugam soboles, si quis rnihi parvulus aula Luderet Aeneas !.. (VIRG., Aen. IV, 527.) Voyez au reste, pour l’intelligence de cette épître d’Ovide, le quatrième chant de l’Enéide, dont ce poète a fait de fréquentes imitations qui, comparées avec les passages imités, prouvent toute la supériorité de Virgile.
  2. Les anciens évitaient de charger de terre les restes des morts d’où leur dernier souhait : Sit tibi terra levis ! … O mihi tum quam molliter ossa quiescant ! (VIRG., Ecl. X, 55.)
  3. Achille était de Phtie, et Hélène de Mycènes. (45) Cette épitaphe est bien dans le goût d’Ovide, qui ne pouvait finir que par une antithèse une épure remplie de ces froids jeux de mots. Le distique d’Ausone, qui n’est aussi qu’une pointe, résume du moins brièvement la vie orageuse de Didon. Infelix Dido, nulli bene nupta marito, Hoc pereunte fugis, hoc fugiente peris ! En voici la traduction la plus connue :

    Pauvre Didon, où t’a réduite
    De tes amants le triste sort
    L’un en mourant cause ta fuite,
    L’autre en fuyant cause ta mort.
    On a voulu que Corneille ait fait les trois imitations suivantes. C’était déjà calomnier assez l’auteur du Cid que de lui en attribuer une seule :
    Misérable Didon, pauvre amante séduite,
    Dedans tes deux maris je plains ton mauvais sort,
    Puisque la mort de l’un est cause de ta fuite,
    Et la fuite de l’autre est cause de ta mort.
    Quel malheur en maris, pauvre Didon, te suit
    Tu t’enfuis quand l’un meurt, tu meurs quand l’autre fuit.
    Didon, tes deux époux ont fait tous tes malheurs ;
    Le premier meurt, tu fuis ; le second fuit, tu meurs.