Page:Ovide - Œuvres complètes, Nisard, 1850.djvu/70

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moi-même, mais avec toi, être aussi déchirée[1].

Je n’ai pas craint cependant (que pouvais-je en effet craindre après cela ?) de me confer à la mer, moi femme et déjà coupable. Où est la divinité ? Où sont les dieux ? Subissons dans l’abîme le châtiment que nous méritons, toi pour ta perfidie, moi pour ma crédulité. Que n’avons-nous été brisés, écrasés par les Symplégades[2] ! Mes os seraient alors restés collés à tes os. Plût au ciel que l’avide Scylla nous eût donné à dévorer à ses chiens ! Scylla devait tirer vengeance de l’ingratitude des hommes[3]. Et celle qui vomit autant de flots qu’elle en engloutit, que ne nous a-t-elle aussi précipités dans les ondes Trinacriennes ! Tu retournes sain et sauf et vainqueur dans les villes de l’Hémonie ; la laine d’or est offerte aux dieux de ta patrie. Pourquoi rappellerai-je les filles de Pélias, criminelles par piété, et les membres d’un père coupés par une main virginale[4] ? Que les autres m’accusent ; il te faut me louer, toi, pour qui j’ai été si souvent forcée d’être coupable.

Tu as osé (les paroles manquent à mon juste ressentiment), tu as osé me dire : "Quitte le palais d’Aeson[5]." J’ai obéi, j’ai quitté le palais, accompagnée de mes deux enfants et de ton amour, qui me suit partout. Aussitôt que les chants de l’hymen[6] vinrent frapper mes oreilles, que brilla la flamme des torches allumées, que la flûte célébra notre union par des sons plus lamentables pour moi que ceux de la trompette funéraire, je fus saisie d’épouvante, sans toutefois penser encore que le crime fût aussi odieux ; cependant ma poitrine était glacée. La foule accourt : "Hymen" s’écrie-t-on, "Hyménée" répète-t-on à l’envi. Plus les voix approchent, plus mon mal est cruel. Mes serviteurs s’éloignaient pour pleurer, et me cachaient leurs larmes. Qui eût voulu m’annoncer un malheur aussi grand ? Mieux valait pour moi que j’ignorasse ce qui se passait, mais, comme si je le savais, mon âme était attristée. Alors le plus jeune de mes fils, s’arrêtant, par mon ordre et par curiosité, sur le seuil de la porte ouverte à deux battants : "Quitte ces lieux, me dit-il, ô ma mère ! C’est Jason mon père qui préside à la pompe, et qui, tout couvert d’or, presse les coursiers attelés à son char." Soudain je déchirai mes vêtements, je me frappai la poitrine ; mon visage même ne fut pas à l’abri de mes coups, Je voulais, n’écoutant que mon ressentiment, fendre les flots de la foule, et arracher les festons qui servaient d’ornement à ma chevelure. Je pus à peine me contenir assez pour ne pas m’écrier ainsi échevelée : "C’est mon époux," et pour ne point te retenir avec mes mains.

Ô mon père ! que j’ai outragé, réjouis-toi ; réjouissez-vous, Colchos que j’ai abandonnée ; ombre de mon frère, recevez-moi comme victime expiatoire. On m’abandonne, et j’ai perdu mon royaume, ma patrie, mon palais, un époux, qui seul était tout

  1. Médée, fuyant avec Jason, dispersa sur la route les membres de son frère Absyrte qu’elle avait égorgé, pour que son père, occupé à les recueillir, ne pût l’atteindre.
  2. Les Symplégades, ou îles Cyanées, étaient situées sur les bords du Pont-Euxin, au-dessus du Bosphore de Thrace.
  3. D’après la mythologie, cette Scylla était une nymphe qui aima, sans être payée de retour, le dieu marin Glaucus, aimé aussi de Circé. Transformée par l’enchanteresse en un monstre dont la partie inférieure ressemblait à un chien, cette nymphe alla se précipiter dans un gouffre de la mer de Sicile, où le bruit des flots, qui ressemblait à des aboiements, a fait inventer cette fable.
  4. Médée avait persuadé aux filles de Pélias qu’en coupant et en faisant bouillir les membres de leur père, elles le rajeuniraient.
  5. Cede domo était la formule de répudiation chez les Romains.
  6. Médée veut parler du mariage de Jason avec Créuse.