Page:Ovide - Œuvres complètes, Nisard, 1850.djvu/94

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Voilà, si j’avais dû succomber, les séductions qui me toucheraient : c’est à ces pièges que mon cœur pouvait se laisser prendre. Tu as aussi, je l’avoue, des traits d’une rare beauté, et une jeune fille peut bien vouloir de tes baisers. Qu’une autre devienne heureuse, sans être criminelle, plutôt qu’un amour étranger triomphe de ma pudeur. Apprends, à mon exemple, à pouvoir te priver de la beauté : il y a de la vertu à s’abstenir d’un bien qui nous plaît. Combien penses-tu qu’il y ait de jeunes gens qui désirent ce que tu désires, sans cesser d’être sages ? Pâris est-il le seul qui ait des yeux ? Tu ne sais pas mieux voir ; mais ta témérité te fait oser davantage : ton cœur n’est pas plus tendre, mais ta bouche est moins timide. Je voudrais que tu fusses venu sur tes vaisseaux rapides, alors que mille prétendants aspiraient à ma main vierge encore[1]. Si je t’avais vu, je t’eusse, entre mille, aimé le premier : mon époux lui-même pardonnera le choix que j’eusse fait. Tu es venu trop tard chercher des plaisirs qu’on a goûtés, qu’on t’a soustraits : ton espérance fut tardive : ce que tu demandes, un autre l’a obtenu. Bien que j’eusse souhaité de devenir, à Troie, ton épouse, ne crois pas cependant que Ménélas me possède contre mon gré. Cesse, je t’en supplie, d’ébranler par tes discours un faible cœur, et ne nuis pas à celle que tu dis aimer. Laisse-moi garder l’état où m’a placé la fortune, et ne remporte pas mon honneur en humiliant trophée.

Mais Vénus t’a promis cette conquête, lorsque, dans les profondes vallées de l’Ida, trois déesses se présentèrent nues à toi[2]. L’une t’offrait la royauté ; l’autre la gloire du guerrier ; la troisième te dit : "La fille de Tyndare sera ton épouse." J’ai peine à croire que des créatures célestes aient soumis leur beauté à ton arbitrage. Cela fût-il vrai, l’autre partie est certainement inventée, qui m’assigne et me donne comme le prix de ton jugement. Ce que je suis ne m’inspire pas assez de présomption pour me croire, sur la foi d’une déesse, le don le plus précieux. Il me suffit que ma beauté obtienne les suffrages des humains ; les louanges de Vénus me désignent à l’envie. Mai je n’infirme rien ; j’applaudis même à ces éloges : car pourquoi ma bouche nierait-elle ce qu’elle désire ? N’aie point de courroux, si je t’ai cru avec trop de peine : d’ordinaire, pour les grandes choses la foi vient lentement.

Ma première joie est donc d’avoir plu à Vénus ; la dernière de t’avoir paru la plus belle des récompenses, et de voir que tu n’as pas préféré, au bien que l’on te disait d’Hélène, les honneurs que t’offraient et Pallas et Junon. Ainsi, je suis pour toi la valeur ? Je suis pour toi un noble royaume ? Mon cœur serait de fer, s’il n’en aimait pas un tel que le tien[3]. Non,

  1. Le nombre et jusqu’aux noms des poursuivants d’Hélène sont rapportés par Apollodore, III, 10 ; il y en avait vingt-neuf, parmi lesquels on remarque Ulysse, Diomède, les deux Ajax, Philoctète, etc,
  2. Voyez dons l’épître précédente (v, 53-89) le récit de cet événement.
  3. Cette expression ferreus, ferrea, se trouve assez fréquemment employée dans quelques écrivains latins "Ferreus essem, si te non amarem," (CICER. lib. XV, ad famil. epist. ult.)

    Ferreus ille fuit, qui te quum possit habere,
    Maluerit praedas stultus et arma sequi.

    (TIBULL. I, I, 67.)