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Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/295

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baisers. Mais l’infâme ablution dont m’avaient infecté ces harpies tout à coup le saisissant au nez : Arrière, dit-il en me repoussant ; tu ne flaires pas comme baume. Et les quolibets de se succéder sur l’origine de ce parfum. J’étais au supplice, tout en tâchant de riposter par quelque plaisanterie du même ton. Tout à coup, rompant les chiens, je lui frappe sur l’épaule : Allons, dis-je, profitons de cette fraîche matinée pour commencer le voyage. Je reprends mon petit paquet, et, notre écot payé, nous nous mettons en route.

Nous avions déjà fait un bout de chemin quand l’aurore vint à paraître ; et tout s’éclaire autour de nous. Alors, d’un œil empressé, je cherche sur le cou de mon camarade la place où j’avais vu l’épée se plonger. Étrange hallucination ! le sommeil et le vin ont-ils seuls créé ces affreuses images ? Voilà Socrate, sain, dispos, sans une égratignure ; plus de blessure, plus d’éponge, pas la moindre trace de cette plaie qui brillait si horriblement tout à l’heure. Puis, m’adressant à lui : Vraiment les médecins ont bien raison, quand ils prétendent que c’est aux excès de table qu’il faut attribuer les mauvais rêves. J’avais trop levé le coude hier au soir. Aussi la nuit ne m’a pas été douce, j’ai bien eu le plus abominable cauchemar… À cette heure encore, je crois me voir souillé, inondé de sang. Non pas de sang, reprit-il d’un ton ricaneur, mais bien de quelque autre chose. Au surplus, j’ai rêvé aussi, moi, et rêvé qu’on me coupait le cou. Une atroce douleur m’a saisi à la gorge ; il m’a semblé qu’on m’arrachait le cœur. Tiens, je respire encore à peine ; les genoux me tremblent, je chancelle en marchant. Il me faudrait, je crois, quelque chose à manger pour me remettre. Ton déjeuner est tout prêt, lui dis-je en ôtant mon bissac de dessus mon épaule, et m’empressant d’étaler du pain et du fromage devant lui. Asseyons-nous sous ce platane. De mon côté, je me dispose à prendre ma part du repas, tout en suivant des yeux mon convive, qui dépêchait avidement les morceaux. Tout à coup je le vois qui pâlit, qui jaunit, et va tomber en défaillance. L’altération de sa face était telle, que, mon imagination se peignant déjà les Furies de la veille à nos trousses, l’effroi me saisit comme j’avalais la première bouchée, et le morceau, bien que des plus modestes, s’arrêta dans mon gosier sans pouvoir ni descendre ni remonter. L’endroit était très fréquenté ; ce qui mit ma terreur au comble. Deux hommes cheminent ensemble ; l’un d’eux meurt assassiné : le moyen de croire à l’innocence de l’autre ?

Cependant Socrate ayant donné raisonnablement sur la provende, se mit à crier la soif. Notez qu’une bonne moitié d’un excellent fromage y avait passé. À deux pas du platane coulait une rivière ; une belle nappe d’eau, paisible à l’œil comme un lac, brillante comme l’argent, limpide comme le verre. Vois cette onde, lui dis-je, c’est aussi appétissant que du lait : qui t’empêche de t’en régaler ? Mon homme se lève ; et, après avoir cherché une place commode sur le bord s’agenouille et se penche le corps en avant, très empressé de mettre ce liquide en contact avec ses lèvres.

Mais à peine en ont-elles effleuré l’extrémité, que je vois soudain sa gorge se rouvrir. L’horrible plaie s’y creuse de nouveau. L’éponge s’en échappe, et avec elle deux ou trois gouttes de sang. Socrate n’était plus qu’un cadavre qui al-