Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/371

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extrémité toutefois, la Fortune daigna me sourire. Peut-être avait-elle pour moi d’autres épreuves en réserve : du moins m’enleva-t-elle cette fois à une mort imminente et calculée de sang-froid. Il avait plu la veille dans les environs, et il s’y était formé une mare fangeuse La voir, y courir, m’y plonger tout entier, fut l’affaire d’un moment. Cette immersion éteignit le feu et me délivra de ma charge, aussi bien que d’un affreux trépas.

Mais, ô l’effronté petit monstre ! n’alla-t-il pas tourner son méfait contre moi ? Il jura ses grands dieux, à ses camarades de service, que, passant près d’un feu que des voisins avaient allumé, je m’étais volontairement laissé choir, de manière à mettre ma charge en contact avec les charbons. Puis, éclatant de rire à mon nez, il ajouta : On est bien bon de nourrir chez soi un pareil boute-feu !

Quelques jours ne se passèrent pas sans qu’il ourdît contre moi une machination bien autrement perfide. Il vendit le bois que je portais à la première chaumière qu’il rencontra, et, me ramenant à vide, il se met à crier, à qui veut l’entendre, qu’il ne peut plus venir à bout d’un aussi méchant animal, et qu’il renonce à un métier comme celui de me conduire. Or, voici quel tour il donnait à son accusation. Vous voyez cette bête paresseuse, cette lâche bourrique ; je ne parle pas de tous les tours qu’il me joue à moi directement, mais apprenez un peu à quels dangers il m’expose. D’aussi loin qu’il aperçoit femme bien tournée, fillette en âge ou jeune garçon, zeste ! la charge est de côté, et quelquefois le bât. Et voilà ce galant de nouvelle façon qui s’attaque tout en rut à des créatures humaines, qui les renverse, et qui, la gueule béante, essaye sur leurs personnes d’étranges et monstrueuses voluptés. Il vous prend une femme à revers, et brutalement la sollicite en dépit de Vénus. Ce grotesque museau veut parodier les baisers ; il barbouille, il blesse avec ses grandes dents. Les querelles vont nous pleuvoir, et peut être de bons procès. Qui sait ? quelque action criminelle peut-être. Tout à l’heure une jeune dame passait. En un clin d’œil mon furieux jette son bois à bas, et le disperse de tous côtés. Il se rue sur la pauvre femme, la roule dans la boue, et veut, amant discret, lui monter sur le corps en pleine rue. Par bonheur quelques passants, accourus aux pleurs et aux cris de la victime, l’ont arrachée aux étreintes du monstre ; sans quoi, c’était fait de la malheureuse, elle était étouffée, écartelée, elle périssait d’une mort affreuse, et nous restions sous le poids d’une affaire capitale.

Cette insigne calomnie, assaisonnée d’autres propos du même genre que mon pudique silence rendait plus accablants, excita au plus haut degré l’animadversion de ces bonnes gens contre moi. L’un d’eux finit par s’écrier : Qu’est-ce à dire ? aurons-nous ici un mari de toutes nos femmes ? un adultère banal ? Qu’on l’immole bien vite, en expiation de ses monstrueuses amours. Allons, mon garçon, coupe-lui le cou sur-le-champ, jette ses entrailles aux chiens ; le reste de sa chair servira à nourrir nos ouvriers. Quant à sa peau, nous la rapporterons à nos maîtres. Nous saurons bien mettre sa mort sur le compte des loups.