Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/422

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attitude, outre mon affreuse répugnance à me souiller du contact de cet être impur et criminel, j’avais de plus et par-dessus tout la crainte de la mort ; car enfin, me disais-je, est-il bien sûr, quand nous serons aux prises, que la bête, telle quelle, qui va être lâchée contre cette femme, se montre assez discrète, assez bien apprise, assez sobre dans ses appétits, pour s’en tenir à sa proie dévolue, et laisser intact l’innocent non condamné qui la touchera de si près ? Déjà le sentiment de la pudeur entrait pour moins dans ma sollicitude que l’instinct de la conservation ; et tandis que mon gardien, tout occupé de l’arrangement du lit nuptial, voit par lui-même si rien n’y manque, que les autres domestiques, ou donnent leurs soins au divertissement de la chasse, ou restent eux-mêmes en extase devant la représentation, j’en profite pour faire mes réflexions. Nul ne songeait à surveiller un âne aussi bien élevé que moi. Peu à peu, d’un pas furtif, je gagne la porte la plus voisine, et une fois là je détale à toutes jambes. Après une course de près de six milles, j’arrivai à Cenchrées, la plus notable, dit-on, des colonies de Corinthe, que baignent à la fois la mer Égée et le golfe Saronique. C’est un port très sûr pour les vaisseaux, et conséquemment très fréquenté ; mais j’eus soin de me tenir loin de la foule, et, choisissant sur la grève un endroit écarté peu éloigné du point où se brisait le flot, je m’y arrangeai un lit de sable fin, où j’étendis douillettement mes pauvres membres. Déjà le soleil avait atteint l’extrême limite du jour ; le soir était calme. Un doux sommeil ne tarda pas à s’emparer de moi.


LIVRE ONZIÈME.


Vers la première veille de la nuit, un soudain éclat de lumière me réveille en sursaut ; c’était la lune dans son plein, dont le disque éblouissant s’élevait alors du sein des mers. Le silence, la solitude, l’heure mystérieuse, invitaient au recueillement. Je savais que la lune, divinité du premier ordre, exerce un souverain pouvoir et préside aux choses d’ici-bas ; que tout ce qui vit à l’état privé ou sauvage, que la matière inerte même subit l’action ou l’influence de sa puissance divine et de sa lumière ; que sur terre, aux cieux, au fond des eaux, l’accroissement des corps et leur décroissement est régi par ses lois. Le sort, las enfin de me persécuter, semblait m’offrir, bien qu’un peu tard, une chance de salut. L’idée me vint d’adorer la déesse, dans l’image auguste en ce moment présente à mes yeux. Je me hâte de secouer un reste de sommeil, et je me relève dispos. Pour me purifier je commence par me baigner dans la mer, en plongeant la tête sept fois sous les flots, nombre auquel le divin Pythagore attribue un rapport mystique avec les actes du culte religieux. Et, dans un transport de joie, dont la ferveur allait jusqu’aux larmes, j’adresse cette prière à la puissante divinité :

Reine des cieux, qui que tu sois, bienfaisante Cérès, mère des moissons, inventrice du labourage, qui, joyeuse d’avoir retrouvé ta fille, instruisis l’homme à remplacer les sauvages banquets du vieux gland par une plus douce nourriture ; toi qui protèges les guérets d’Éleusis ; Vénus céleste, qui, dès les premiers jours du monde, donnas l’être à l’Amour pour faire cesser l’antagonisme des deux