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lexandre, signale fièrement les vices des monarchies et des monarques. Montesquieu, républicain convaincu et libre penseur, exalte l’excellence de la monarchie française quand elle est en pleine décomposition par suite de l’orgueilleux despotisme de Louis XIV, de ses guerres incessantes et insensées, de son faste ruineux, de ses persécutions néroniennes contre les Français protestants. Il l’exalte, quand elle est en décomposition de plus en plus rapide grâce aux débauches de Louis XV, le roi de droit divin, le marchand associé à la compagnie du pacte de famine, qui abusait du pouvoir royal pour créer une abondance factice sur un point du royaume et une disette réelle sur un autre point, afin d’acheter à bas prix ici, et vendre à gros bénéfice là, laissant mourir de faim ses sujets bien-aimés aussi longtemps qu’il le jugeait profitable.

Aristote a préparé son élève à la fondation d’Alexandrie, grand fait dans l’histoire du développement de l’esprit humain, qui a amené l’échange des idées et des produits ; qui a uni l’extrême orient à l’extrême occident, développé le commerce libre qui alla répandre ses bienfaits par toute la terre, avec tous les éléments d’une civilisation plus éclairée et plus féconde. L’excellence des leçons d’Aristote ne pouvait pas empêcher qu’Alexandre ne fut parfois extravagant et féroce.

Il n’y a rien de meilleur dans l’antiquité que les Éthiques ou traité de morale d’Aristote. C’est un livre à lire et relire avec profit. Ce qu’il y a de louable dans la conduite d’Alexandre doit être porté au crédit de son précepteur. Ce qu’il y eut de mauvais, et c’est ce qui prédomine, doit être imputé aux vices de son tempérament fougueux, et à l’adulation que la puissance fait invariablement éclore autour d’elle. Ni les Éthiques, ni Callisthènes, parent et ami d’Aristote, que celui-ci lui a donné pour le mettre en garde contre ses penchants vicieux, ne l’empêchent de s’y abandonner avec fureur.

Il fait mourir son moniteur qui ne sait pas flatter. À la demande d’une courtisane, il fait incendier Persépolis ; sur de fausses délations, il fait tuer plusieurs des braves qui l’ont aidé à conquérir le monde. Il est Néron, il est Caligula, excepté qu’il a des repentirs, dans les moments sans doute où l’image d’Aristote indigné lui apparaît en songe, ou dans la veille, s’il ose un moment être seul et se recueillir. Alexandre est maître de faire tomber cette tête vertueuse, comme Néron, plus tard, tuera Sénèque. Le précepteur le sait bien, et il n’excuse pas.

Qu’avait donc à craindre Montesquieu de Louis XV, quand il déguisait sa pensée sur ce règne déshonoré ? Rien qu’un décret de prohibition contre l’impression de son livre, qui aurait paru clandestinement en France, et librement à l’étranger ; une lettre de cachet, tout au plus quelques semaines de séjours à la Bastille, où la vie n’était point dure et austère pour les gens de lettres, où la sympathie de ses amis et de ses admirateurs l’aurait entouré d’une cour plus respectable que celle de Versailles. La persécution ne pouvait que grandir son nom et populariser son œuvre.

Montesquieu a été juge intègre et savant : mais il avait acheté sa charge de juge comme un grand nombre d’autres personnes avaient acheté pareille magistrature. C’était l’usage du temps. L’intérêt et l’esprit de corps ne l’ont-ils pas poussé à approuver la vénalité des charges dans la monarchie, quoique plusieurs publicistes plus judicieux, ou moins aveuglés par leur position, eussent censuré cette vénalité ?

Aristote est de beaucoup le plus grand par la pensée, le plus vertueux dans la conduite. Cependant il faut lire et relire l’Esprit des Lois. Ce livre nous rendra meilleurs citoyens, et plus éclairés que si nous négligions de l’étudier. Il contient les meilleurs enseignements sur les sujets dont il s’occupe. Nul autre n’est aussi propre à faire réfléchir, à fortifier le jugement, à vivifier la flamme du patriotisme, malgré les graves erreurs qu’il renferme et qui furent signalées dès l’époque de son apparition.

Montesquieu est tombé dans une autre erreur. Il a loué avec exagération la constitution anglaise, sans faire connaître exactement toute sa pensée. Évitant de spécifier le motif de cette admiration, on l’a cru absolue et on l’a fort exagérée, surtout en Canada. Il ne jugeait cette constitution si excellente qu’en la comparant à celle de la France et son temps. N’osant pas dire franchement : « nous sommes très-mal gouvernés dans notre beau pays de France, » il a dit : « combien nos voisins sont mieux gouvernés que nous ! » L’on veut qu’il n’ait vu rien d’aussi parfait que les institutions anglaises, que cette combinaison des trois pouvoirs toujours maintenus en équilibre.