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ŒIL POUR ŒIL

pendu à la grille. Il était horrible à voir avec sa face lacérée par les ongles… Les vitres aux fenêtres de la maison étaient brisées, la porte renfoncée ; le pillage avait eu lieu. Des splendeurs de cette maison rien ne subsistait dans les pièces intérieures que de désordres… Plus loin, le palais de la Borina flambait. Plus heureuse que son frère, l’artiste avait pu se sauver. Où ? Nul ne le savait.

Von Buelow continua sa route. Ici, avenue des Tilleurs tout un quartier flambait, le quartier aristocratique par excellence… Il put se frayer un chemin, lentement, au milieu de la cohue qui se pressait partout, envahissant la rue, envahissant les trottoirs… Sur les faces, des rictus, des grimaces qui voulaient être de joie… Il n’y avait plus d’hommes, plus de femmes. Il n’y avait que la bête humaine, qui bravait le froid, qui bravait le danger pour assouvir l’instinct de cruauté et de sadisme qui dort au fond de l’âme.

Ils riaient, ils chantaient, ces êtres… ils se réjouissaient de ce que des ministres venaient d’être égorgés… eux qui n’auraient pas fait de mal à un chien ou à un chat.

Le cœur de von Buelow se serrait au fur et à mesure qu’il se frayait son chemin avec difficulté. Qu’était-il advenu de Natalie ?

Le brasier s’arrêtait à un hôtel privé… Pour quelle raison avait-on respecté celui-là ? Il reconnut la demeure de Luther Howinstein, député de la gauche, avocat éminent, socialiste prédicant, et millionnaire. Il respira. Les manifestants ne s’étaient pas rendu plus loin, ce soir. Mais demain ?

Demain I Qu’adviendra-t-il de ce chaos ?… L’avenue devenait de plus en plus déserte. Il en profita pour augmenter de vitesse…

Il retrouva Natalie chez elle, toute pâle, les yeux, les grands yeux de lumière, effarés par la crainte.

En l’apercevant, elle courut se blottir dans ses bras.

— Herman ! cria-t-elle, j’ai tant eu peur pour vous…

— J’ai appelé chez vous aujourd’hui. On ne vous avait pas vu. J’ai cru que le roi vous avait fait demander.

— Et c’est vrai ?…

Et comme il lut dans son regard une interrogation muette sur le sort du souverain :

— Rassurez-vous, il est en sûreté, hors du royaume… Plût à Dieu qu’il eût ouvert les yeux avant ce jour. Nous n’aurions pas eu ces massacres…

Dehors, on entendait des cris, des vociférations, des hurlements lointains…

Herman, se pencha à la fenêtre. À l’autre extrémité de l’avenue, près de la Place des Rois, une troupe ayant à leur tête un détachement d’infanterie arborant en guise de drapeau un mouchoir rouge, s’avançait en chantant des hymnes révolutionnaires. Ils perquisitionnaient les maisons, et s’en revenaient les bras chargés de butins.

— Vite, cria Herman. Fuyons d’ici. Où sont vos gens ?

— Je les ai congédiés.

— Votre frère ?

— À son cabinet de travail.

— Vous allez monter en auto avec lui, et filer jusque chez moi. Là vous serez en sûreté, du moins pour quelques jours. Ensuite, j’aviserai.

— Et vous ?

— Moi ! Ma place est au palais royal. Je vous rejoindrai cette nuit.

Natalie appela son frère et avec lui, monta dans l’auto de von Buelow et gagna la campagne. Ce dernier sortit, se faufila parmi les manifestants, et réussit à atteindre le palais royal. Devant les jardins, la foule, là aussi était massée… Des cris retentissaient ; des chants s’élevaient dans l’air… Là, comme ailleurs, les instincts étaient déchaînés. N’eût été la détermination des officiers du régiment des Dragons d’empêcher le pillage du palais, là comme ailleurs les scènes de carnage auraient eu lieu. L’édifice, dont s’enorgueillit Leuberg et qui dresse fièrement vers l’azur ses coupoles et ses flèches, ne serait à cette heure qu’un monceau de débris, de ruines, et de cendres…

Mais les dragons étaient là, qui