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ŒIL POUR ŒIL

montaient la garde, mais des mitrailleuses sont placées à chaque porte, prêtes à cracher la mort… Déjà elles ont tonné… Elles ont fait entendre leur voix aigre et redoutable. Une ligne de cadavres… un rempart de chair humaine est là pour indiquer leur pouvoir terrible… Ce sont elles les maîtresses…

Qu’attendait cette foule ? Pourquoi continuait-elle à se tenir massée devant les portes du palais ?

L’heure avait sonné depuis déjà longtemps de la rentrée au foyer paisible. Mais les esprits étaient surexcités… Mais tout ce monde avait soif d’action, une soif fébrile, morbide…

Peut-être les dragons relâcheraient-ils leur garde. Peut-être y aurait-il la ruée dans ses salles splendides, mystérieuses, où tant de trésors attirent la convoitise ! Peut-être aussi, trouverait-on, caché dans un coin, Karl lui-même. Oh ! la joie d’assouvir sur cette victime royale le besoin de briser, d’étreindre, de détruire… la joie de se tremper les mains dans ce sang qui n’est pas comme le sang des mortels communs !

Délibérément, von Buelow fendit la foule. Une idée venait de germer en lui, une idée téméraire et qu’il mit à exécution, parce qu’elle était téméraire. La sentinelle le salua. Il franchit la grille, conféra avec l’officier de faction.

Le bilan de journée ? Une trentaine de morts fauchés d’un coup, lors d’une ruée pour s’emparer du palais…

Il donna quelques ordres, entra dans la bâtisse… Sur le devant, il y avait un balcon, ou la cour se tenait, aux grandes parades. Seul, il y pénétra, fit allumer les lumières pour qu’il fut mieux exposé. Une balle pouvait le frapper, il n’en avait cure. Il fallait un maître à cette foule, pour la mâter, la dompter, avant que les désordres en s’aggravant ne deviennent irréparables…

Il se dressa donc devant elle, et, la main étendue en avant, imposa le silence… Surprise, la foule obéit. Les oreilles se tendirent pour savoir ce que cet homme allait dire…

Était-il, un des leurs ! Était-il un ennemi !

D’une voix puissante, mettant dans ses paroles tout le souffle de ses poumons, von Buelow commença :

— Citoyens… De ce soir l’Uranie est républicaine…

Il sortit une feuille de sa poche…

Voici l’abdication de Karl III.

Des hourrahs ! Des bravos, retentirent. Il n’avait pas besoin d’un plus long discours. Il avait dit ce qu’il avait à dire. Il s’était imposé comme une figure dominante, l’homme qui avait obtenu l’abdication du roi.

Il demanda à la foule de se disperser, appuyant cette demande sur une menace. Les dragons du roi étaient prêts à charger à la moindre alerte ; les mitrailleuses n’attendaient qu’un signal de l’officier pour crépiter et faucher impitoyablement, sans merci.

La foule grogna, privée du spectacle qu’elle recherchait : le sac du palais, et la vue du roi décapité, ensanglanté…

Elle se soumit. Bientôt, par petits groupes, le bloc s’effrita… et dans la nuit qui s’assombrissait chacun retourna chez soi…

De nouveau le calme enveloppa comme un suaire la ville de Leuberg.

Qu’allait-il advenir demain ! Ce terrible demain énigmatique ! Plus de roi, plus de César, plus de maître. Qui d’entre les politiques actuels aura la puissance ? Qui tiendra dans ses mains les destinées de l’Uranie ?

C’est ce que von Buelow se demandait en roulant par la grande route vers le château ancestral. À mesure qu’il avançait, les destinées de son pays l’intéressaient de moins en moins. Il y avait là, sous le même toit qui l’abriterait ce soir, un être dont le souvenir seul et la pensée suffisait à lui emplir l’âme de douceur et de sérénité.

Il avait hâte maintenant de revoir Natalie Lowinska, de sentir glisser sur lui la caresse de ses grands yeux de mystère.

Les événements de la journée avaient tendu ses nerfs jusqu’au paroxysme. Ses sentiments, ses sensations, s’amplifiaient,