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ŒIL POUR ŒIL

s’intensifiaient. Sa poitrine s’élargissait, il respirait l’air du soir violemment, cet air froid et sec de janvier…

Dans la campagne, aucune perturbation ne s’était produite. Les maisons échelonnées ça et là, gardaient leur air tranquille et honnête. Par les cheminées, la fumée blanche montait vers le bleu du ciel où les étoiles curieuses regardaient la terre de leur œil unique, lumineux et jaune.

Dans le salon du château, Natalie était là qui attendait Herman avec son frère et la comtesse. Les minutes de l’attente anxieuse s’étaient changées en heures cruellement longues.

Natalie s’inquiétait peu sur son propre sort à elle. Qu’adviendrait-il de sa demeure, qu’adviendrait-il de ses richesses, qu’adviendrait-il de sa vie même ?

Une seule chose l’inquiétait : savoir Herman sain et sauf. Elle ne doutait pas qu’il trouverait le moyen de sortir de l’orgie sanguinaire subitement déchaînée sur Leuberg.

Du moment qu’il serait là, elle ne craindrait plus rien. Appuyée sur sa force calme, elle saurait, elle aussi, traverser la période sombre qui s’ouvrait pour l’Uranie.

Et puis, elle était jeune, frémissante de vie, et les dangers partagés à deux, donneraient à leur amour, un cachet de romanesque qui l’amplifierait.

Sans prendre le temps de déposer sa pelisse, Herman von Buelow se précipita dans le salon où les deux êtres les plus chers au monde étaient réunis. Il embrassa pieusement sa mère, et plus passionnément sa fiancée. Ensemble dans la chaleur tiède du confortable logis, ils édifièrent un plan d’avenir.

Herman décida d’épouser dès le lendemain Natalie Lowinska. Il lui fallait un protecteur pour veiller sur elle dans la tourmente. Et comme il ne savait quelles tournures prendraient les événements, comme il ne savait si sa vie commençait ou bien tirait vers son déclin, s’il ne serait pas lui-même, l’une des premières victimes du peuple exaspéré, il voulait s’abandonner à la griserie ignorée jusqu’alors d’aimer et d’être aimé. Et cela, sans plus tarder. Il adorait Natalie. Depuis que la conviction lui était venu qu’il l’aimait, il ne pouvait concevoir la vie sans elle. Elle lui devenait nécessaire comme l’air qu’il respirait.

Après que tout le monde se fut retiré pour la nuit, ils restèrent seuls au salon. Le fauteuil rapproché du foyer ils regardaient, leurs mains entrelacées, flamboyer les bûches. Elles crépitaient, et la flamme les dévorait, en se tordant.

Alors, oubliant les heures sombres, Herman se pencha vers elle. Son masque impassible s’anima, sa voix dure habituellement prit des inflexions douces comme des caresses, il se grisa de ses propres paroles impuissantes pourtant à extérioriser tout ce qui chantait en lui, d’amour, de ferveur, de tendresse.

Peu lui importait demain ! Il n’y pensait pas, ne voulait pas y penser… Délibérément, il ignorait les dangers qui le menaçaient lui et les siens. Il n’avait pas peur de demain, malgré ses incertitudes, ses périls, ses dangers. Des vies tenaient à la sienne. Sa propre vie était donc nécessaire… Qu’on essaye de la lui prendre… L’héritier des von Buelow qui comptait parmi ses ancêtres tant d’hommes illustres au service de l’Uranie, se dresserait, seul, s’il le faut pour faire face à la meute déchaîné…

Les heures passaient, rapides, celles-là, heures de rêverie tranquille et calme, malgré la menace suspendue, heures d’épanchement, de communion intime de deux âmes qui se recherchent et se comprennent dans un serrement de main, un regard, un mot banal en apparence, mais lourd de sens…

Herman von Buelow vivait, vivait pleinement, ces heures-là avec une frénésie plus grande encore qu’il avait vécu les heures tragiques de la grande guerre.

Dès le matin, Natalie agenouillée près de lui, dans l’oratoire, serait consacrée devant Dieu et devant les hommes son épouse pour le temps et l’éternité de par la bénédiction que la main faible d’un prêtre étendrait sur eux.