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ŒIL POUR ŒIL

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IX


Les troubles de la veille ne furent que les préludes d’autres plus grands qui se répandirent sur toute l’Uranie.

Le mouvement confiné à Leuberg au début s’étendit comme une traînée de feu dans une prairie aux herbes sèches, sur toute l’étendue du pays. Les clubs par leurs ramifications encerclèrent la nation. Dès le 9 janvier des assemblées eurent lieu simultanément dans toutes les villes et les villages importants. Des comités de citoyens se formèrent qui refusèrent de reconnaître toute autorité constituée. Ce fut l’anarchie la plus complète. La police, dans chaque cas, était impuissante à endiguer la fureur des manifestants. Partout la lie de la population remontait à la surface. Le pillage devint à la mode. Les vengeances s’opéraient. Sous le couvert de la politique on lavait dans le sang les injures personnelles.

Les instincts de convoitises, allumées par la possibilité de la satisfaction se donnaient libre cours. On mettait à sac les maisons des fonctionnaires du royaume. On égorgeait les propriétaires.

Tout était désorganisé, les services publics, les chemins de fer, les postes, le télégraphe.

Certaine province voisine des frontières était inondée d’agents étrangers. Des agents de la Boshvie entretenaient le brasier de la discorde civile, prêchaient l’insoumission à l’autorité quelle qu’elle soit, dans l’espérance d’enlever cette province à l’Uranie…

Depuis une semaine, cet état de choses, ce chaos durait.

Qui donc d’entre les ministres, les politiques, ou les militaires aurait la puissance nécessaire pour élever un nouveau mode de gouvernement sur les ruines de l’ancien.

Des hommes en vue, aucune personnalité n’avait la force voulue pour s’imposer. Karl III en se débarrassant dans son entourage, de tous ceux qui ne fermaient pas les yeux sur ses faiblesses et ne subissaient par l’influence de la Borina, avait éloigné de l’administration publique les hommes de valeur qui auraient pu endiguer le flot montant de l’anarchie.

Le pouvoir se trouvait donc à la merci du premier aventurier venu pourvu qu’il eût l’audace nécessaire pour s’en emparer.

Si jusqu’ici aucun ne l’avait pris en main c’est que trop le convoitaient qui se portaient ombrage et se nuisaient mutuellement.

Par un coup de témérité incroyable, Lucrezia Borina était rentrée à Leuberg. Elle comptait pour dompter ses ennemis et dominer ses amis sur son pouvoir de séduction et sa fascination. Elle connaissait l’âme humaine et méprisait les humains. Elle savait que le meilleur moyen d’éviter le danger est quelquefois de le braver. D’ailleurs, elle ne s’exposait pas. Le peuple ignorait sa retraite. L’eût-il connue qu’il l’aurait probablement respectée. Le sang de son frère Heinrich, l’abdication de Karl avait expié les folies de sa politique. On était prêt à oublier la politique déplorable qu’elle fut en faveur de l’artiste admirable qu’elle était…

Flairant qu’en l’absence de Karl elle pourrait dominer quand même, elle réunit un soir quelques créatures influentes sous l’ancien régime, élabora avec eux un projet de constitution. Un militaire, simple capitaine dans un régiment d’infanterie où la jalousie de ses supérieurs l’avait seule empêché d’être promu à un grade plus élevé, s’était offert à elle, et lui avait promis de pacifier en moins d’un mois l’Uranie et plus particulièrement la province qui menaçait de s’en détacher au bénéfice de la Boshvie.

Muni des pouvoirs discrétionnaires d’un ministre de la guerre, Albert Kemp dans le gouvernement provisoire qui siégea peu de jours après, se décréta généralissime des forces uraniennes et se fit fort de briser toute résistance que rencontrerait le gouvernement nouveau. À la vérité c’était le même gouvernement d’autrefois, composé des mêmes hommes, mais opérant sous un vocable nouveau, et avec une constitution nouvelle. La grande figure en était la Borina.

Comme elle s’était étudiée à tenir