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ŒIL POUR ŒIL

sous le charme Karl III, faisant de ce monarque jeune une marionnette humaine qu’elle manœuvrait à son gré, elle prodigua ses attentions et ses faveurs à Albert Kemp pour le tenir davantage assujetti à ses désirs. Elle pressentit que ce militaire dans la force de l’âge aurait tôt fait de dominer le gouvernement actuel et qu’avant peu il en serait le maître effectif.

Pour combien de temps ?

Elle s’en souciait peu. Le jour où son étoile pâlira, elle le déposera comme on fait d’un objet devenu inutile.

La psychologie de la Borina est assez difficile à démêler.

Cette femme adorait le pouvoir. Elle risquait sa vie pour le conserver. Beauté, talent, fortune, elle avait tout ce qu’il faut pour plaire, par conséquent être heureuse. Plaire n’est-il pas pour la majorité des femmes le but ultime de la vie ?

À ses pieds, les hommes les plus célèbres de l’Europe avaient déposé leurs hommages. Certains grands hommes s’étaient même humblement traînés devant elle, mendiant son amour comme le bien le plus inestimable.

La Borina n’aimait pas, n’avait jamais aimé entièrement avec tout son être physique et moral. L’amour n’était qu’un moyen, non un but.

Blasée sur les triomphes artistiques dont pullulaient sa carrière, blasée sur les hommages des mâles, il lui fallait pour combler sa vie, une activité plus grande et qui la rendrait l’égale en quelque sorte des héroïnes qu’elle incarnait sur la scène. Le goût de l’intrigue lui vint, et avec la fièvre du pouvoir. Elle ne vécut plus que pour régner.

Explique ce cas qui voudra. Je ne suis pas un psychiatre mais un reporter qui relate des faits, un homme qui regarde agir d’autres hommes et qui confine sur le papier leurs mouvements et leurs gestes.

Pas plus que von Buelow, je n’ai compris la Borina et qu’elle ait pu, tout en demeurant à Leuberg, traverser la période sanguinaire de la Révolution Uranienne, sans payer de sa vie sa participation aux troubles ; ceci a toujours été une énigme pour moi.

Albert Kemp qui venait tout à coup d’émerger de la foule avait quarante-quatre ans. Il était issu d’une famille d’ouvriers. Son père était souffleur de verre mais désirait pour Albert, son unique enfant une position plus recherchée. À dix-sept ans au sortir de l’école, le jeune Kemp obéit à ses goûts les plus intimes et qui le poussaient vers l’armée. Il s’engagea dans l’infanterie avec, dès cette époque la décision ferme de gravir l’un après l’autre les degrés de l’échelle et de s’élever aux plus hauts grades.

Il acquit celui de capitaine. Là se bornait son ascension. Là sa carrière se serait bornée s’il n’eût vécu dans une ère, où le courage, l’audace, la volonté ferme d’arriver et surtout le manque de scrupules constituaient les qualités primordiales du succès.

Il faut dire, et ce fait m’a été confirmé par Kenneth Brown qui l’a vu à l’œuvre durant la grande guerre, qu’il possédait à fond son métier de soldat, et savait prendre une décision rapide et sûre, quand le moment le commandait. Instruit par le cours de l’histoire, dont l’étude, surtout l’histoire des grandes guerres et des grands généraux était une passion pour lui, qu’il faut, aux périodes de troubles ne reculer ni devant la violence et la terreur, il réussit ce tour de force de se maintenir six mois au pouvoir après avoir pacifié les provinces rebelles. Comme durant la terreur, il fit siéger l’échafaud en permanence pour les civils réfractaires et fonctionner chaque matin un peloton d’exécution. Je passe rapidement sur la période de son règne. Ce fut celui de la première terreur. Il ressemble à toutes les périodes initiales des grandes révolutions. Un seul homme sut le braver ouvertement, comme il avait bravé Karl, comme il avait bravé la Borina. Von Buelow, ses autres ennemis, et il en avait beaucoup tramèrent dans l’ombre le complot qui résulta en son assassinat.

Aujourd’hui, il est relégué dans l’oubli. On lui doit que son pays n’a