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Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/41

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LA CITÉ DANS LES FERS

Il voulait associer son existence à la sienne pour l’éternité.

Malgré le tragique des temps, la route était remplie de promeneurs. Tout le long de la rue Sherbrooke les autos se suivaient sans interruption.

Dans sa puissante routière, Lucille à côté de lui, Bertrand ne parlait presque pas. Pourtant oui, il parlait mais intérieurement. Son âme parlait et l’âme de la jeune fille le comprenait. Il éprouvait un bonheur immense d’être là à ses côtés ; le fait seul de sa présence, c’était du bonheur et quand elle lui parlait il se surprenait à écouter cette voix fluide, presque religieusement. Dès qu’ils eurent franchi la ville de Lachine, ils s’engagèrent dans le chemin qui conduit à Sainte-Anne et qui longe le lac Saint-Louis, en contournant chaque baie.

— J’aurais voulu que vous soyiez au Champ de Mars, hier soir, lui dit-il, brisant le silence. Vous auriez vu tout un peuple soulevé par une foi ardente en l’avenir.

— J’y étais en pensée.

— J’ai connu là, l’une des plus grandes ivresses de ma vie. Cette foule je la possédais. Pour un geste tous jusqu’au dernier se seraient tués. Le décor avait quelque chose de saisissant, ces costumes divers, ces drapeaux, qui claquaient, ces corps de musique dont les cuivres vibraient jusqu’à éclater… J’en ai eu les nerfs malades toute la nuit.

— Et moi, m’aimez-vous plus que votre œuvre ?

— Autant !

— Pas plus ? Si je vous disais : Choisissez entre moi et votre idéal politique, que feriez-vous ?

— Ce que je ferais ? C’est une question inutile puisque jamais vous ne me la poseriez. Voyez-vous, Lucille, c’est vous qui m’avez insufflé cette ambition d’être le libérateur de mon pays. Tout ce que j’accomplis c’est pour vous mériter davantage, me rendre plus digne de vous.

— Quelquefois, je suis jalouse. Depuis trois jours vous ne me m’avez donné signe de vie. J’ai peur que vous ne m’oubliez.

— Jamais je ne vous oublierai. Le voudrai-je que je ne le pourrai pas. Le pourrai-je, je ne le voudrais pas. Vous disparue, la vie devient fade, insignifiante. Si je ne vous ai pas vue ces trois derniers jours, c’est parce que je ne le pouvais pas. On me suivait partout. J’étais filé.

— Est-ce que l’on vous en veut ?

— Si l’on pouvait me faire disparaître, MacEachran, le général Williams et beaucoup d’autres seraient au comble de leurs vœux.

— Votre vie est menacée ?

— Il n’y a aucun danger.

Sur le lac, quelques chaloupes à voile faisaient des taches blanches. Il y avait de petites paillettes d’argent sur l’eau, le soleil les faisait luire et remuer à son caprice.

— N’est-ce pas qu’il fait bon vivre, lui dit-il.

— Oui, quand on est avec vous…

Et, câline, penchant sa tête vers lui : M’aimez-vous ?

— Oui je vous aime.

— Beaucoup.

— Beaucoup. Je vous immolerais ma vie si cela pouvait assurer votre bonheur.

— Qu’est-ce que vous aimez chez moi.

— Tout ! vos yeux, votre voix, votre démarche. Tout ! votre âme.

On avait dépassé la Pointe Claire. L’auto s’engagea bientôt sur le chemin de Senneville. Chaque côté de la route, étaient bâties des résidences somptueuses entourées de pelouses où des carrés de fleurs étalaient leurs couleurs plus claires sur le vert du gazon. On appelle cet endroit : « la place des millionnaires », et avec raison. C’est l’endroit fashionable dans les alentours de Montréal. C’est là que les gros financiers industriels et les marchands cossus se sont faits construire de véritables châteaux.

Le site est admirable. Presque toutes les propriétés donnent soit sur le lac Saint-Louis ou les lacs des Deux Montagnes. Les baies nombreuses ont des fantaisies de dessins et de courbes qui brisent la monotonie de la nappe verte ou bleue jaune de l’eau. Des arbres bordent le chemin le recouvrant à certains endroits, comme un dôme découpé dans l’azur.

Ils contournèrent la pointe de l’île et pénétrèrent dans le haut de Ste-Geneviève. On voyait, sises à quelque cent pieds du chemin, les vieilles maisons de pierre grises, et dont les murs ont abrité des générations et des générations de terriens, tous fidèles à la terre ancestrale.

André les montrait à Lucille, et lui disait le nom des habitants qui y remuaient encore la terre pour en tirer les récoltes blondes.

— Nous sommes dans mon pays, lui dit-il. Tenez, ici, dans cette vieille maison que vous voyez à gauche, ce sont les Jobin, là-bas, plus loin, ce sont les Lapierre.

Il les énuméra tous jusqu’à la montée de Saint-Charles.

— Là, dit-il, en arrêtant le moteur de l’auto. C’étaient les Bertrand.